Depuis 2014, en parallèle des journées du patrimoine se déroulent les journées du matrimoine. Le matrimoine ? kézako ?
Comme dans beaucoup de domaines, ce qui nous est présenté comme neutre est souvent plus masculin qu’il n’est neutre, notre l’héritage commun ne fait malheureusement pas exception. Le patrimoine, pātrimōnium en latin (pater : père, monium: obligation) concerne l’héritage (paternel donc) laissé à un groupe (la société par exemple). À l’inverse le matrimoine, mātrumōnium (mater : mère, monium: obligation) évoque quant à elle le mariage. Ces deux étymologies nous laissent déjà entrevoir les rôles différents assujettis aux femmes et aux hommes, aux mères et aux pères. Notre patrimoine comme il l’indique, concerne donc uniquement la transmission des hommes.
Mais pourquoi donc une telle différence ? Les femmes auraient-elles été moins productives, moins créatives, moins intelligentes ? C’est ce que laisse en tout cas entrevoir le patrimoine français et international. Tout comme les règles de grammaire française ont fait en sorte que le masculin l’emporte sur le féminin, l’héritage des femmes semble lui aussi avoir été relégué au second plan. Pourtant en se penchant un peu plus sérieusement sur le sujet, il semble que les femmes se soient surtout fait spoiler leurs œuvres et découvertes.
Littérature
Le bac de littérature de 2018 fut le premier à proposer parmi son corpus de texte des autrices françaises et non plus des auteurs essentiellement masculins. La même année une étude démontrait que seulement 5% des œuvres étudiées durant les programmes de littérature au lycée concernaient des autrices.
D’ailleurs ce mot, « autrice » semble aujourd’hui faire beaucoup parler alors qu’il été utilisé dès le XVIIe siècle. Eliane Viennot nous explique ainsi que le terme est utilisé durant toute la Renaissance. Cependant, les grammairiens de l’époque décidèrent de condamner ces termes qu’ils ne considéraient sans doute pas propres aux rôles des femmes. C’est ainsi que des termes tels que : autrice, peintresse, vainqueresse, philosophesse disparurent de l’Académie française. Bizarrement jusqu’au XVIIIe la Comédie française recense plus de 2000 autrices, contre 21 pour les 3 siècles qui suivront. Comme si la suppression du terme avait rendu l’idée impossible !
À ce sujet Marie-Anne Barbier dira :
« Comment les hommes nous céderaient-ils une gloire qui n’est pas à nous, puisqu’ils nous disputent même celle qui nous appartient ?»
Il se trouve que Marie-Anne Barbier est une des victimes de Voltaire, qui prit un malin plaisir soit à plagier les autrices (comme il le fit pour l’œuvre « la mort de César » originellement écrite par Marie-Anne Barbier) ou à attribuer à tort les écrits de plusieurs autrices à des hommes.
Sciences
Dans le milieu scientifique, ce phénomène qui veut que la contribution des femmes soit minimisée au profit des hommes à un nom : l’effet Matilda.
Katherine Coleman Goble Johnson en est un bon exemple. Physicienne, mathématicienne et ingénieure, elle contribua dans l’ombre aux programmes de la NASA et de la NACA. Ses calculs seront décisifs pour la bonne conduite des missions Mercury Atlas 6 ou Apollo 11 en 1962 et 1969. Pourtant ce n’est qu’en 2015 qu’elle est reconnue pour son travail en recevant la médaille présidentielle de la Liberté avant d’intégrer le panel des « 100 femmes d’exception » de la BBC.
La physicienne Mileva Einstein, qui travailla avec son mari Albert Einstein ne fut jamais citée lors de la publication de leurs travaux, ni nominée auprès de son mari lorsque celui-ci reçut le prix Nobel en 1921 concernant son (leurs) travaux sur l’effet photoélectrique.
C’est aussi ce qui arrivera à Marthe Geuthe qui travaillait sur le gène de la trisomie 21. Conscient de l’importance de la découverte, un jeune stagiaire photographia les lames de Marthe avant de présenter et de s’attribuer la découverte devant la presse. Il faudra plus de 50 ans pour Marthe soit reconnue comme à l’origine de la découverte.
Ces trois exemples ne sont malheureusement pas les seuls, le collectif Georgette Sand a publié un ouvrage « ni vues, ni connues » regroupant d’autres femmes spoliées de leurs découvertes (et souvent de leur prix Nobel) on peut notamment citer : Rosalind Franklin, Frieda Robscheit-Robbins, Lise Meitner, Esther Lederberg, Jocelyn Bell-Burnell, Hedy Lamarr, Nettie Stevens, Lady Montagu, Cecilia Payne etc.
C’est ainsi qu’on arrive au chiffre ridicule de 3% de femmes dans la répartition des prix Nobel. Cette distinction se fait d’autant plus ressentir dans les catégories scientifiques souvent perçues comme plus prestigieuses, tandis que les femmes sont plus représentées dans les catégories littérature ou paix qui concernent plus de la moitié des prix Nobel décernés aux femmes.
Arts plastiques
En 1989, des militantes féministes du groupe les Guerrilla girls brandissent des pancartes :
« Faut-il que les femmes soient nues pour entrer au Metropolitan Museum ? Moins de 5% des artistes de la section d’art moderne sont des femmes, mais 85% des nus sont féminins ».
Dans les années 70, les féministes font un constat, les femmes ne sont pas représentées dans l’art, ce n’est pourtant pas faute d’artistes féminines. En France par exemple les femmes formaient déjà 40% à 50% des effectifs des Beaux-Arts, pourtant les revues d’art ne leur accordaient pas plus de 5% de pages de leurs publications, et les principaux salons d’exposition comptaient entre 14 et 20% de plasticiennes seulement. En réponse à cette non-mixité masculine, les femmes artistes commencent elles aussi à s’organiser en groupe et en réseaux. Le premier groupe créé en France est l’Union des Femmes Peintres et Sculpteurs en 1881. En 1975, le groupe Féminie-Dialogue est créé et met en place des groupes de réflexion, des expositions réservées aux femmes artistes … Au cours des années suivantes, d’autres groupes naîtront.
En 2014, Camille Morineau directrice des Expositions et des Collections à la Monnaie de Paris fonde AWARE : Archives of Women Artists, Research and Exhibitions. Cette création fait suite à sa propre difficulté à imposer la présence d’artistes féminines au sein des expositions françaises. À travers AWARE elle se donne la mission de replacer les femmes du XXe dans l’histoire de l’art. Dans le même sillage, sept étudiant.e.s de l’École du Louvre ont réalisé une carte répertoriant dans Paris les œuvres impliquant des artistes femmes.
Et l’intersectionnalité dans tout ça ?
Si les femmes blanches ont été effacées de l’histoire, les femmes issues d’autres minorités ont doublement vécu l’invisibilisation voire l’appropriation culturelle. Tout ce qui a été dit plus haut concernant la censure ou l’invisibilisation dont ont été et sont victimes les femmes a été agravé par le racisme, l’homophobie, le classisme etc. Si cela n’a pas empêché certaines femmes de se faire connaître il n’en reste pas moins que le chemin à été d’autant plus périlleux et les discriminations multiples. La plupart d’entre elles furent et sont d’ailleurs des artistes engagées dans la lutte contre le racisme, l’homophobie, la transphobie et le classisme.
La revalorisation des créations féminines est primordiale pour l’empowerment des femmes. Le matrimoine doit être mis en avant afin que notre capital culturel ne soit plus uniquement formé de l’héritage de nos pères, et que les femmes puissent enfin briser le plafond de verre culturel. Cette revalorisation doit se faire de manière intersectionnelle et inclusive afin que le matrimoine ne devienne pas à son tour un outil d’exclusion à l’encontre des femmes issues des minorités.
Pour approfondir :
Les 5 volumes du « théâtre de femmes de l’Ancien Régime », dirigé par Aurore EVAIN (Sorbonne Nouvelle), Perry GETHNER (Oklahoma State University) et Henriette GOLDWYN.
Le site du Matrimoine : http://www.matrimoine.fr
Le site du collectif Aware : https://awarewomenartists.com
« Ni vues, ni connues » par le collectif GEORGETTE SAND
« Feminists of Paris » font des visites guidées du matrimoine parisien : https://www.feministsofparis.com/