Les identités ne sont pas figées. Elles ont une histoire. Les identités Fem / Butch ont évolué au fil des années, des contextes politiques. Plus qu’une simple apparence, elles sont une réponse politique intrinsèquement liée à nos histoires personnelles, nos traumas, nos désirs, nos émotions.
Dans une première partie, je vous expliquais comment je me suis réconciliée avec l’identité FEM. Pour cela il m’a fallu comprendre d’où venait cette identité.
L’apparence est peut-être le premier moyen de résister aux normes et surtout de se reconnaitre entre pairs. De pouvoir se retrouver et s’organiser pour créer en dehors des normes. C’est une façon d’afficher sa dissidence au système. Or, le régime politique dominant ne cesse de se réapproprier les éléments politiques de résistances des minorisé.e.s. Cette réappropriation participe à la dépolitisation de l’apparence comme moyen de survie pour les minorisé.e.s. Le principal problème des minorisé.e.s est l’effacement de leur existence au travers de l’histoire. Comme le dit Booba «Les vainqueurs l’écrivent, les vaincus racontent l’histoire» (92i Veyron). D’où l’importance des archives et de leur accès. J’ai mis énormément de temps à comprendre la culture FemButch. Notamment parce que cette culture a été dépolitisée au sein même de nos communautés.
Pendant très longtemps, le lesbianisme a été un privilège de classe. Du moins, la seule représentation accessible du lesbianisme (et qui a forcément survécu) est celle de la bourgeoisie et de la noblesse. Le terme en lui même est apparu à la fin du 19ème siècle et on le retrouve pour la première fois en 1890 dans un dictionnaire médical (coucou le validisme et la science comme outil de domination politique) comme synonyme du tribadisme, pratique sexuelle consistant à se frotter mutuellement, soit les deux organes génitaux, soit l’organe génital de l’un.e sur n’importe quel partie du corps de l’autre.
Dans les années 20 émergent les premières représentations lesbiennes avec des figures tels que Mathilde de Morny, Djuna Barnes, Radclyffe Hall, Natalie Barney, Gertrude Stein et Alice B. Toklas. Ces personnes sont issues de la bourgeoisie et de la noblesse. Mathilde de Morny a subi de la violence à cause de son apparence masculine néanmoins son statut social lui a permis de ne pas dépendre d’un homme financièrement. Elle-même subvenait aux besoins de ses amantes. Qu’en est-il des lesbiennes de la classe ouvrière ? Où est passé leur histoire ? Où est leur existence ? Comment ont-elles pu résister ? Quelle est la violence subie et spécifique à leur classe ?
J’ai grandi avec ces figures littéraires, avec ces figures de la bourgeoisie et de la noblesse et elles ont été une lueur d’espoir pour moi. Cependant je ne peux m’identifier à elles car je ne fais pas partie de la même classe sociale. Et pendant longtemps, ce marqueur de classe a été frein supplémentaire pour me sentir pleinement légitime en tant que queer.
Avec la prohibition les femmes accèdent à des espaces réservés aux hommes, les bars clandestins leur permettent de boire de l’alcool en public plus facilement.Le premier bar lesbien connu est apparu à San Francisco en 1936 : Le Mona’s 440 Club. C’est dans les années 40 que sont apparus les termes Butch & Fem avec la création des bars lesbiens. La seconde guerre mondiale a permis aux femmes de fréquenter les bars et restaurant sans accompagnateurs masculins car ils étaient sur le front. Mais c’est véritablement dans les années 50 que les bars lesbiens émergent pour la classe ouvrière blanche et noire.
Tandis que les lesbiennes blanches peuvent se déplacer plus facilement en pleine période de ségrégation et bien que les bars lesbiens soient situés dans des zones avec moins de police, les lesbiennes noires sont contraintes de socialiser dans des espaces privés comme les «fêtes à la maison». En 1955, Daughters of Bilitis (DOB) considéré comme la première organisation historique des États-Unis est crée.
L’émergence du féminisme et des droits civiques a permis aux lesbiennes noires de créer leurs propres identités. Le féminisme lesbien est représenté à travers le féminisme blanc et exclue les lesbiennes racisées. Ernestine Eckstein lesbienne noire et féministe occupe une place fondamentale au sein de DOB et a joué un rôle primordial dans l’organisation et la pensée des mouvements LGBTQI de l’époque. C’est dans les années 60 que les termes Stud (Butch) et Fish (Fem) émergent et représentent l’expérience des lesbiennes noires et leurs propres codes de réappropriation de la masculinité noire. Actuellement ces termes sont propres aux personnes noires et latinx.
Ces bars sont des lieux de drague et de rencontre. Ils ont permis aussi ce qui n’était pas possible ailleurs comme le souligne Audre Lorde dans Zami: «Les lesbiennes étaient probablement les seules femmes noires et blanches de la ville de New York dans les années cinquante à faire de réels efforts pour communiquer entre elles. Nous avons tiré des leçons les uns des autres, dont les valeurs n’ont pas été amoindries par ce que nous n’avons pas appris». Ils sont l’inverse des salons littéraires des lesbiennes bourgeoises.
Le point de vue hétéro-cis-normatif y voit la reproduction des rôles hommes / femmes, dominant.e, dominé.e. Or, la dichotomie Butch / Fem signifie bien plus que cela. L’apparence Butch masculine, jean, t-Shirt, cheveux courts est bien plus qu’une copie d’un modèle hétéro-cis-normatif. Selon Heidi Levitt, les butchs « ont élargi l’image de ce que le fait d’être une femme peut signifier en s’appropriant des signes de masculinité – mais sans se voir accorder le pouvoir social et économique traditionnellement accordé aux hommes masculins». Il y avait « un rôle de rébellion sociale active plutôt qu’un rôle de faiblesse ou de passivité».
Les bars ont permis l’exploration des désirs et ce qui se jouent entre les Fems et les Butchs à cette époque est déjà au-delà de la reproduction des normes. Pour comprendre les identités et ce qui se joue dans l’apparence, la définition du queer de Sam Bourcier est pertinente : «C’est cela le cœur de la théorie-politique-mouvement queer : un rapport hypercritique à l’identité et aux politiques de l’identité, qu’elles soient homo/hétérosexuelles, nationales, de genre, de classe, de race, intersection des traits identitaires comprise.» (Queer Move/ments).
Les Butchs sont plus visibles et exposées aux violences physiques. Certaines lesbiennes Fem de la classe bourgeoise reprochent aux butchs leur apparence trop identifiable parce qu’elles les exposent à l’outing. La dynamique Butch/Fem implique aussi un rôle de protection/ guérison qui sont pour moi des étapes à la conscientisation politique.
Joan Nestle a écrit à propos des Fems «[…] elles ont aidé à maintenir notre monde lesbien ensemble dans une période dangereuse. Nous avons déversé plus d’amour et d’humidité sur nos tabourets de bar et dans nos maisons que les femmes n’étaient censées en avoir ». C’est ce que permet le féminisme queer, c’est ce que j’aime partager avec mes partenaires et mes ami.e.s : nos fragilités, nos émotions, nos réappropriations de la masculinité et féminité en dehors de l’hétéro cis normativité, nos manières de survivre et ce que nous mettons en place pour guérir de ce système. On a reproché souvent aux Fems d’imiter les hétéras, d’être moins identifiables. Mais mon identité Fem ne se limite pas au maquillage ou à mes tenues, ma féminité n’est pas celle du patriarcat. Si je suis perçue comme une hétéra c’est uniquement dans le regard de certain.e.s autres et ce n’est pas mon problème, je sais qui je suis, je ne cherche plus la validation des autres. Et je dois avouer une certaine jouissance si certain.e.s m’identifient comme hétéra parce que je mets en péril leur système en n’étant pas ce qu’iels attendent de moi, je suis la menace intérieure. Je suis ma propre création de ma féminité.
Les années 90 marquent une nouvelle réflexion sur les termes butch / fem. La communauté queer a subi beaucoup d’attaques avec le SIDA/ L’accès aux droits LGBTQIA+, la dépénalisation de l’homosexualité donnent l’impression de plus de liberté et annoncent aussi la dépolitisation et la mondialisation de nos vies, la crise économique… Toutes ces données ont permis l’évolution de nos identités. Et je suis persuadée que le covid marquera un tournant pour nos nouvelles identités car la violence ne cesse d’accroitre. Et nos corps sont les champs de bataille de cette lutte politique, de l’expression de nos singularités. C’est ce que nous avons déjà commencé à faire, à créer de nouvelles identités, de nouveaux corps.
C’est ce que nous avons le pouvoir d’être : nous-mêmes. Notre apparence est politique et elle nous appartient. Ce qui compte c’est de se sentir en adéquation avec ce que nous sommes et nos désirs. Il y a autant de manière d’être Fem que de personnes. Il y a autant de manière d’être Queer que de queers. Et le queer ne devrait pas être un lieu de reproduction des normes binaires, le queer ne devrait surtout pas être contraint d’imiter la cisnormativité. C’est ce qui fait notre richesse et notre puissance, nos dissidences, nos diversités et notre constante évolution. C’est ce que m’a permis mon identité Fem à un moment précis de ma vie de me réconcilier avec moi même. Cette identité n’est pas figée , elle n’est pas unique et elle s’inscrit dans de multiples identités qui me constituent et m’ont permis de me saisir davantage et de partir à la rencontre de moi-même.
Pour aller plus loin :
Quatrième Génération de Wendy Delorme
Peau de Dorothy Allison
Queer Femme representations de M. Haller
Origin of the stud de Shannyce Adamson
Dear white lesbians : you are not studs de Sarah Prager
Dollystud sur Komitid. Le site a du fermer face aux menaces. Merci Emmanuelle Campo pour l’info.
Enquête au bar lesbien d’ Émilie Martineau
Sorcière Lisa de Camille Ducellier