Les Corps Lesbiens : trois jours d’utopie gouine

De vendredi 3 à dimanche 5 mars, la Parole Errante Demain (Montreuil)  accueillait la première édition du festival Les Corps Lesbiens organisé par le  collectif Lesbionest en collaboration avec les Archives Lesbiennes de Paris. J’y  suis allée faire un tour et je vous raconte tout ça… Au programme une expo, des  projections, des tables rondes, du théâtre, mais aussi des concerts, des ateliers,  un bingouine, et même un tournoi de pétanque ! 

Archives, Recherches et Cultures Lesbiennes : c’est qui ?  C’est quoi ?

D’abord, ce sont 1983 et l’émergence du lesbianisme politique et radical, en plein essor qui donne naissance à des associations, lieux, collectifs, magazines et revues lesbiennes un peu partout en France. Tout commence chez Claudie Lesselier, professeure agrégée et docteure en histoire, dans un petit deux pièces, au 5e étage d’un immeuble parisien. Puis, un collectif de cinq lesbiennes reprend les rênes. Ces dernières années, le collectif s’est stabilisé avec six à huit militantes actives, auxquelles se joignent cycliquement d’autres bénévoles, pour la plupart étudiantes, chercheuses ou qui travaillent sur des thématiques personnelles.

Aujourd’hui, les Archives Lesbiennes vivent au 163 rue de Charenton dans le 12e arrondissement, au sous-sol de la Maison des Femmes. Sur place : deux salles d’archives, une grande salle de projection et une salle commune qui accueille les évènements. Et alors on y trouve ? Eh bien absolument tout :  romans lesbiens, essais dans toutes les langues, photos, cassettes audio, vidéos, affiches, badges, tracts, affiches… Un soir, au détour d’une conversation au sujet des mémoires lesbiennes, j’ai entendu : “Après une rupture, les lesbiennes, soit elles brûlent tout, soit elles mettent tout dans une valise et direction les Archives !”. Samedi, Michèle Larrouy, artiste et enseignante en arts plastiques à la retraite, qui fait partie du collectif depuis ses débuts, est revenue sur cette histoire à l’occasion de la table ronde « Comment construire des archives lesbiennes ? ». Parmi les intervenantes, ce sont aussi exprimé Clémence Allezard, journaliste et réalisatrice pour France Culture, Yael Eched, doctorante en sociologie à l’EHESS, Carole Vidal, bibliothécaire et militante aux Archives Lesbiennnes, et Sabreen Al’Rassace, activiste, artiste, réalisatrice et co-fondatrice du groupe non mixte Lesbiennes of Color.

Un festival qui s’est construit grâce au « bouche-à-oreille dans un microcosme lesbien »

J’ai rencontré Apollin Jimenez Bresson, artiste et fondateurice de Lesbihonest, et Eden, en charge du bar et d’une partie de l’organisation, tout.es les deux m’ont raconté les prémices du collectif :  « On est un collectif d’ami.e.s, d’amant.e.s, d’ex.e.s, de famille aussi, adelphes,  qui s’est monté autour de la volonté de rendre visible la culture lesbienne dans  son entièreté. ». Tout a commencé pour Apollin alors qu’iel exposait son travail « dans un contexte extrêmement hétérosexuel ». Après une altercation qui suivait  des remarques lesbophobes, iel rencontre l’artiste Noëlle Akoa, qui la présente à Michèle Larrouy. À l’issue de cette entrevue, il est décidé d’organiser un festival. Les Archives Lesbiennes on déjà pris part à l’organisation du festival féministe et lesbien Elles Résistent, dont la dernière avait eu lieu en 2015 à la Parole Errante Demain. Mais Les Corps Lesbiens, c’est un nouveau projet, qu’elles soutiendront mais n’organiseront pas. Pour Apollin alors, tout reste à faire : « C’est comme ça que j’ai commencé à appeler tout mon cercle ». En moins de deux mois, émerge Lesbionest et des personnes qui n’ont, pour la plupart, jamais fait d’événementiel, travaillent et  s’organisent ensemble pour nous offrir trois belles journées de partage. « On  assume et revendique l’identité lesbienne du festival », répète Apollin. L’objectif,  c’est d’inscrire des vécus et des enjeux propres aux lesbiennes en évitant  qu’elles soient dissoutes dans un terme parapluie comme “Queer”, lutter contre  l’invisibilisation. C’est pourquoi, dans un souci de cohérence, l’équipe et la programmation sont 100 % lesbiennes. En outre, l’équipe a aussi tenu à mettre en avant des artistes émergent·es qui disposent encore de peu de visibilité.

Un festival intergénérationnel et ouvert à toustes

L’exposition regroupe des œuvres d’artistes de 20 ans à plus de 60 ans.  On lit d’ailleurs dans la description Facebook de l’événement que « L’envie  commune est de dessiner au présent le vécu lesbien d’hier et celui qui se vit aujourd’hui. » Apollin précise : « C’est grâce aux lesbiennes d’hier qu’aujourd’hui,  on est là, mais c’est aussi grâce aux jeunes que ces mêmes lesbiennes d’hier  peuvent apprendre des nouvelles choses et continuer de se déconstruire. ». Pour  assurer cette transmission, le stand des archives lesbiennes est présent en  permanence et les jeunes de Lesbihonest s’occupent de tout ce qui touche à la programmation. Transmettre, et évoluer, des objectifs qui seront soulevés pendant la table ronde  autour des représentations lesbiennes dans l’art animé par Marine Maiorano Delmas (Métaux Lourds), Lili Chomat, Michèle Larrouy, Noëlle Akoa et Apollin Jimenez Bresson. L’enjeu actuel, c’est de dépasser la question de l’urgence. Comme l’expliquait Noëlle Akoa, à l’époque, on ne se questionnait pas sur la légitimité de faire des représentations, les lesbiennes n’en avaient pas du tout, il fallait donc en faire à tout prix, peu importe la manière. Avec les jeunes générations, les problématiques autour de la représentation commencent à trouver des réponses.

Un rendez-vous culturel pour gouines intellos mais pas que !

S’il y a bien une chose qui m’a marquée au festival Les Corps Lesbiens,  c’est la diversité globale du public. Il faut dire que niveau programmation, il y en  avait pour tous les goûts. « En termes de médiation des publics, les événements  étaient organisés pour être adaptés à tout le monde. » Parce que, comme le souligne Éden, les tables rondes et les expos, ça fait tout de suite très cérébral. Tout l’enjeu, c’est de proposer des réflexions et des œuvres intellectuelles sans  tomber dans l’élitisme. Alors pour rendre tout ça à la fois fun et accessible, ça  demande d’adapter son vocabulaire, de vulgariser et surtout de diversifier les propositions ! « Une des missions du festival, c’est que ce soit un bon vecteur de rencontre, c’est aussi pour ça qu’on propose des activités, des ateliers…», affirme Apollin. L’atelier broderie encadré par Métaux Lourds ou celui de danse salsa “Salsa entre Salseras” avec Leah et Sabine, mais aussi un bingo Lesbien, le bingouine, l’open dyke, scène ouverte au style juke box… Sans oublier le mythique tournoi de pétanque : autant d’activités qui permettent de se sentir impliqué.e, et de nouer du lien.

Cette volonté de s’adresser au plus grand nombre, elle se retrouve aussi dans l’anatomie du festival, dans la manière dont celui-ci a été pensé. D’une part,  la dimension transgénérationnelle permet aussi d’attirer des publics plus  hétérogènes. Par ailleurs, Éden explique : « On n’est pas un événement de teuf avec que des concerts : ça se termine tôt, on propose des softs à des prix accessibles, il y a des espaces pour s’asseoir et être au calme. Et puis ça se  passe en journée, on prend notre temps entre les événements pour permettre aux gens de discuter». En outre, le collectif a mis en place un système de places suspendues : même principe que les cafés suspendus, il s’agit d’un dispositif solidaire qui permet aux participants d’acheter un billet pour une personne qui n’en a pas les moyens. Au bilan : quarante-cinq places reçues et vingt-cinq utilisées !

Ouvrir l’événement à tout le monde, c’est un parti pris, le rendre accessible et  convivial, c’est un challenge, mais le tout mis ensemble rend possible un travail  essentiel de sensibilisation. Ce travail, c’est faire connaître la culture lesbienne  au grand public, donner envie, offrir de l’espace aux personnes en  questionnement : ouvrir des pistes de réflexion (lesbianisation des masses !!).

Mes coups de coeurs : Aperçu de belles rencontres au hasard de la programmation

C’était affreusement difficile à choisir car j’ai tout adoré mais j’ai finalement réussi, après des efforts acharnés et trois disputes avec moi-même à vous  proposer une sélection (bravo à moi, je suis si peu dramatique).

Parmi les plasticiennes, j’ai été particulièrement touchée par le travail de  Barbara Pierron et son installation qui regroupe deux séries : Emma au pays des  Corps et Les matins. Barbara nous parle de douceur, de nudité, d’intime et de  santé mentale. Elle nous invite dans sa chambre, espace de tous les possibles,  laboratoire identitaire. Lieu du sommeil, du refuge, de la convalescence et du  sexe. J’ai repensé aux « mythologies individuelles » de Sophie Calle et Nan  Goldin; mais aussi à un étrange mélange entre Sofia Coppola et Chantal Akerman. La chambre de Barbara, c’est une bulle temporelle qui marie dans un  même espace enfance, premiers émois adolescents, désillusion et liberté de  l’âge adulte. Pendant la médiation de l’exposition, elle a abordé la question de la  santé mentale dans son travail, et ses mots m’ont saisis de justesse : « Il y a une horrible infantilisation dans la manière dont on nous prescrit les médicaments et pourquoi on le fait. Je voulais rendre ça visible.». Je n’ai pas mis de mot d’amour, dans la petite boîte laissée à cet effet, peut-être que je n’ai pas osé,  alors je dépose le mien ici : merci beaucoup Barbara, je me suis sentie privilégiée  de pénétrer dans ta cabane, et un peu voyeuse aussi, chez toi à l’abri du monde.  Bien affectueusement.

Côté musique, j’ai eu la chance d’assister à plusieurs concerts, dont Mélodie Lauret, chanteuse, autrice compositrice, metteur en scène. J’ai aussi  expérimenté l’ambiance techno trash et dyke power de Camion Bip Bip. Mais  c’est la performance de Kosmoz qui m’a sûrement fait le plus voyager. Alors  après le concert j’ai voulu tout savoir…

Kosmoz a 18 ans quand, lassé.e d’attendre que les projets musicaux lui tombent dessus, iel apprend seul.e la MAO (musique assistée par ordinateur).  Aujourd’hui iel en a vingt-cinq et chante l’amour lesbien, l’invisible, le politique et  l’intime. En la voyant pour la première fois, j’ai tout de suite pensé à Berlin, la  techno, le jaune fluo dans les cheveux, le Berghain… Et puis son accent belge,  sa spontanéité et sa générosité m’ont détrompés : Kosmoz vit à Bruxelles.  Lesbienne, non-binaire et gender-fluid, Kosmoz « chante d’abord pour la  commu ». Et pour cause, quand iel écrit, « c’est souvent pour quelqu’un ou  adressé à quelqu’un ». Iel parle à une autre lesbienne et iel nous parle à toutes à  la fois. Son lesbianisme, iel en parle dans ses chansons, c’est sa communauté,  sa façon de vivre, sa culture. Quant à son identité de genre, pour iel c’est quelque chose de plus intime, mais « bien sûr que ça m’influence, surtout pour  choisir avec qui je travaille ». Niveaux influences justement, iel m’a confié être fan  de la musique anglo-saxonne des années 80, mais tout autant d’opéra. Iel  poursuit : « J’aimerais proposer une rencontre entre les codes plutôt rigides de la  musique classique et mes nouvelles passions pour la techno, la darkwave, les  sonorités plus digitales.». Il y a quelque chose de céleste dans la voix de Kosmoz, dans les notes aigües là-haut, tout là-haut qu’iel décroche du ciel : « J’ai  un besoin de spiritualité, je voudrais proposer quelque chose d’un peu mystique. » explique-t-iel, et ’est très réussi. Enfin, évidemment, lesbianisme oblige, je ne pouvais pas bien connaître Kosmoz sans lui demander son signe et verdict : gémeaux ! Comme quoi tous les signes ont des pépites, même les Gémeaux !!

Au théâtre, j’ai retenu mes larmes pendant la prestation de Lili Chomat dans son seul en scène « Toute la nuit dedans et toute la nuit dehors ». Un texte  qui nous parle de l’absence avec résilience et de poésie. Aborde des thèmes aussi larges que l’amour, la solitude, l’éphémère, le sexe, qu’est-ce que ça veut dire être lesbienne et l’avortement. Il y a de la colère, des crises de nerfs, du drame dans la performance de Lili. Mais il y a surtout de la douceur, de la  bienveillance et de la magie. Et une fraîcheur unique : de celle de quand t’as tout vécu, que tout te ramène à la terre et à la brutalité du monde matériel, mais que tu continues de voir des signes partout, de faire des amulettes et des incantations, de parler à Dieux.

Enfin, impossible de parler des Corps Lesbiens sans aborder l’impressionnant travail de Noëlle Akoa, qui a récemment fait don de ses  productions aux Archives Lesbiennes (il est donc encore possible de les  admirer !). Ses premières peintures sont inspirées du film Born on Flame. Il est question de deux héroïnes noires qui animent une radio pirate et appellent à la révolution pendant la guerre d’Algérie. C’est à l’issue de ce film qu’elle prend conscience du manque de représentation, dont les lesbiennes et, qui plus est, lesbiennes noires sont victimes. Elle décide alors de produire elle-même les images dont elle a besoin, en grand format « avec l’idée que si c’est grand format, tu ne peux pas écarter ton regard ». Noëlle interroge la continuité, les points de rupture, l’histoire et les représentations médiatiques, elle collecte, compose et rassemble les morceaux. Enfin, elle nous parle de ces « rencontres  avec les œuvres des autres » qui ont un impact inattendu et inespéré sur nos propres vies, nos perceptions et nos œuvres à venir. Une belle réflexion qui m’amène instantanément à me poser la question : « Est-ce que ce sera aujourd’hui ? Est-ce que pendant ce festival, je vais rencontrer l’œuvre qui va révolutionner ma vie ? ». Peut-être qu’elles m’auront toutes un peu changé, j’ai des nouvelles envies, mes fantasmes prennent des teintes plus douces : peindre dans une église, des pastels gras, un poème à lire dans des draps roses exclusivement.

J’aurais voulu tout vous dire, tout raconter, interviewer chaque bénévole,  chaque militante, chaque artiste, vous parler des photos et courts métrages de Lisa Zimmerman, de la pièce de Zoé Faucher et Edith R., des broderies de Métaux Lourds et du travail pluridisciplinaire d’Alice Le Berre. J’aurais voulu vous partager toutes les  conversations, les échanges, la bienveillance, les éclats de rire… Mais je vais  m’arrêter là pour les recommandations et vous proposer d’aller découvrir leur  travail sur Instagram. Vous trouverez tous les artistes sur compte du festival @lescorpslesbiens_festival, et on se retrouve, on l’espère, l’année prochaine  pour une deuxième édition !

Merci !

Pour terminer, je voudrais remercier toute l’équipe de Lesbionest, dont les membres ont toustes un travail à plein temps et qui ont organisé le festival en un temps record. En effet, il fallait y croire, et beaucoup travailler, pour organiser un évènement entièrement autogéré, autofinancé, sans garanti aucune et en deux mois ! Merci aussi aux Archives Lesbiennes, qui a été le ciment et le vecteur de diffusion de l’évènement. Merci aux bénévoles qui ont été nombreux·ses se mobiliser et ont travaillé sans relâche pendant le festival. Merci, enfin, aux artistes, à qui le collectif n’a pas pu garantir à l’avance une rémunération et qui ont pourtant accepté de prendre le pari. Les Corps Lesbiens restera un projet ambitieux, qui a su fédérer. En effet : «  Une fois lancé le projet nous a vite dépassé, il n’était plus à nous : il est aux  bénévoles, au public, aux artistes. C’est une œuvre collective. », insiste Apollin.