Fier.e comme Bakel

Bakel a sorti son 2ème E.P  Fier.e, le 22 avril dernier. Intime et politique mais surtout la flamboyance de la vérité des émotions. Une ode à la vie et la joie d’être fièr.e dans cette société encore bien trop injuste.

«Je veux tracer des ponts entre mes valeurs et mes émotions» affirme Bakel et c’est un pari réussi avec ce deuxième E.P sous la direction de Bastien Dorémus (Christine & the queens, Saint DX). Vanille Bouyagui alias Bakel, donne du relief et de la profondeur à la chanson française entre période classique et les années 80 et 90, sa musique et ses paroles transportent et touchent en plein coeur.

Issue d’un milieu populaire et petite-fille d’immigré sénégalais, Bakel chante le racisme, l’injustice, mais aussi et surtout l’amour et la fierté d’être queer.

Rencontre

Salut Bakel, je crois que c’est la 1ère fois que j’entends un chanson française qui parle de l’amour lesbien sans que ce soit lié à la tristesse, l’impossibilité ou la rupture. Fier.e. c’est aussi une manière de dire «ça va aller» aux enfants qui grandissent dans un monde profondément hétéro cis normé qui fait ressentir de la honte à toustes celleux qui ne lui sont pas conformes. Il s’est passé comment ton chemin vers cette fierté ?

Bonjour !  Alors cette première question m’emporte! J’adore la tournure. En effet, je dis tout le temps qu’avec fier.e j’ai écrit la chanson que j’aurais voulu entendre quand j’étais gamine.  Mon parcours, mon chemin vers la fierté il a été un peu laborieux, mais probablement bien moins chaotique que beaucoup d’autres  Moi j’avais un cercle proche ou c’était plutôt très okay. J’avais dans mon entourage depuis très jeune pas mal d’hommes homo. Mais. Il y a toujours un mais qui était quand même le manque cruel voir l’absence totale de projection. Des lesbiennes, j’en connaissais très peu, on en avait pas à la télé, dans la musique, dans les films. Sans déconner on a grandit avec gazon maudit quoi…  j’ai eu honte assez longtemps puis a 16 ans je suis tombée très très amoureuse pour la première fois et j’ai eu ma première relation. Naturellement ça m’a semblé être le moment de l’annoncer à ma famille – pour l’anecdote mon coming-out out a été plus qu’accompagné par Jennifer (Cardini) qui est une amie de famille ( Jennifer si tu me lis, merci encore)

Et ma mère m’a simplement répondu en rigolant « je le savais depuis que tu as 8 ans ». Donc je n’ai pas eu à faire face à la violence et au rejet comme la grande majorité des lesbiennes et gays que je connais… Pour moi, le parcours a été plus compliqué socialement. J’ai grandi dans le nord, à Roubaix et s’émanciper, s’affranchir du poids des regards et des menaces constantes à été une lutte interminable. Je me faisais déjà énormément insulter dans la rue de par mon look et mon androgynie alors quand je tenais la main d’une fille… il y a plus de 15 ans ça n’existait pas trop encore. Dans la rue et les médias je veux dire.  J’ai appris à faire de cette haine des autres et de la colère qu’elle suscitait chez moi une force. Petit a petit, j’ai appris que j’avais autant de valeur, que j’étais sensée avoir autant de droits, j’ai appris a me défendre, revendiquer cette différence, la porter a bout de bras, et du coup en être fière.

Au-delà de l’amour lesbien, j’y vois aussi un hymne queer et le clip lyrics de fièr.e montre tout le spectre queer justement. Comment s’est passé ce projet ?

Ce clip on l’a tourné à ma propre initiative avec les moyens du bord. Je voulais réutiliser les codes du lipsynch de façon très premier degré, c’est-à-dire mettre les mots de ma chanson dans la bouche d’une multitude de personnes queer aux profils différents. Pour que tout le monde s’approprie la chanson. Je vais pas mentir, ça a été pas mal de bidouille, mon meilleur ami qui est gay et un très bon copain m’ont aidé à trouver/caster des gens que ça intéressait, je voulais absolument qu’il y ait des gens de plusieurs villes. Sortir de Paris, du coup on a fait Paris / Lille / Roubaix / Bruxelles. Dans mes rêves les plus fous on aurait carrément fait une FIER.E TOUR, dans la France entière, dans les campagnes, en mode Priscilla folle du désert ! On s’est déplacé à 3 avec tout le matos ; en vélo, a pieds, en voiture et à chaque fois on allait s’installer chez les gens. Il y avait une vraie notion de coming-out out, d’intime qui m’importait dans la vidéo. Je voulais donc qu’on soit chez chacun d’entre elleux pour ne pas avoir un décors neutre. On a couru partout et fait une quarantaine de maisons, d’intérieurs différent et chacun.e.s nous invitait avec le sourire. C’était une trop belle expérience.  Aussi, pour moi cette vidéo est une réponse, un miroir, à celle de ma grand-mère que j’avais réalisée pour « l’or ». De l’intime, de l’amour, du politique, de l’universel.

Sur ton compte instagram tu as publié un post «Bonjour. je suis une femme androgyne, lesbienne, afro descendante, tatouée, qui porte des locks et je fais de la variété française. Merci d’intégrer ce concept. Oui, ça existe. Non je ne me revendique pas de l’»urbain».» Quand on a différentes identités et qui ne s’inscrivent pas dans les normes tout nous ramène à choisir une identité et l’idée que le système normatif s’en fait. J’imagine que c’est quelque chose que tu vis encore plus dans l’industrie musicale ?

Pour être honnête c’est quelque chose dont j’ai pris conscience il y a assez peu. Ça m’a frappée comme une grande claque. « Tiens. Je ne connais quasiment aucun.e artiste racisé.e qui se revendique comme héritier.e de la chanson française / de la variété » Et encore moins qui sort de major… J’en ai discuté avec Yseult un soir justement. Nos témoignages, nos ressentis concordaient parfaitement, et c’était pas un hasard. Toustes les artistes racisé.e.s et a fortiori afro descendant.e.s sont systématiquement catégorisés dans l’urbain… ce constat a un peu piqué. Il y a quelques chose de latent, une forme de racisme insidieux qui n’appartient pas qu’aux majors, mais aussi aux médias, aux radios… tout le monde nous cantonne dans ces rôles prédéfinis. Avant on avait cette merveilleuse catégorie appelée « musiques du monde », ils se sont peut-être dit que la connotation raciste était un peu trop flagrante vu qu’il y avait pas mal d’artistes simplement noir.e.s dedans, donc maintenant on a l’urbain. Quand un artiste blanc fait du rap on l’appelle rappeur, pourquoi quand un artiste noir fait de la chanson on dit de lui qu’il fait de l’urbain ? L’urbain c’est un fourre tout dans lequel on met toute la diversité. On est malheureusement encore dans des représentation ultra caricaturales.

On a donc très très peu de « chanteurs français » non blancs. comme si   La variété française, la chanson française, tout ça ne faisait pas partie de notre héritage a nous aussi (enfants/petits enfants d’immigrés). Les afro-descendant.e.s en général et a fortiori issu.e.s de quartiers populaires écoutaient absolument exclusivement du rap et du Rnb et que c’était donc les seules représentations qu’on avait le droit d’avoir.  Une grande majorité de ma famille est noire et iels sont fans d’artistes de variété de Cabrel à Goldman en passant par Céline Dion…

On est réellement sensés l’expliquer en 2022 ? C’est absurde…  Aussi, j’ai ajouté la « dimension lesbienne » parce que le marché de la musique a l’impression d’être saturé de voix de femmes lesbienne, parce qu’on a Hoshi, Pomme, pr2b et Angèle. Je disais hier à ma mère en sortant de réunion « Est-ce qu’un mec blanc hétéro, s’est déjà pris comme réflexion d’une quelconque radio ou autre « bon des chansons d’amour et des voix d’hommes hétéro on en a beaucoup en ce moment Francis, c’est plus très original ni subversif… ».  Pour le coup, il y a beaucoup de femmes hétérosexuelles, d’hommes hétéros qui m’ont déjà envoyé moult messages me disant qu’iels s’identifiaient à mes chansons d’amour, comme nous, gays et lesbiennes, l’avons fait toute notre vie. Et quand bien même ce ne serait pas le cas; pourrait-on simplement avoir le droit d’exister comme les autres s’il vous plait ?

«Personne ne te regarde» évoque plus pour moi le poids des normes sociales que le manque de confiance en soi. Et je dois dire que cette chanson me touche particulièrement parce que je suis autiste et que cette injonction à l’être ensemble selon des normes très spécifiques et y comprit dans le milieu queer est quelque chose qui m’affecte particulièrement. Tu as d’ailleurs confié que tu étais très timide et introvertie enfant et que ça c’est transformé quand tu avais 14-15 ans. Est-ce que faire de la musique y est pour quelque chose ?

Alors en effet, Personne ne te regarde elle a deux versants mais les deux se répondent  Il y a d’un cote le rapport à l’égo. Le premier degré, le sens « personne ne fait attention à toi de toute façons », tous ces petit trucs bien sombres qui te traversent parfois/souvent quand tu es entouré.e. Moi c’est des trucs qui m’ont habitée toute ma vie parce que j’ai un ego bien abîmé  Puis celui de l’injonction au lâcher prise, comme une évidence sociale aussi bien sûr.  Mais l’un ne va pas sans l’autre. Se sentir incapable de se laisser aller aux autres, au milieu des autres, ça continue constamment d’entraver sa confiance en soi, sa construction sociale. On se dit tout le temps « pourquoi tout le monde y arrive naturellement et pas moi ? » On se sent souvent amoindri.e.  Pour le coup la musique ne m’a pas vraiment aidé.e à sortir de cet état d’esprit dans un premier temps. Pas du tout même. Pour être sincère ça a été pire, ça a enfoncé le clou. Je savais que c’était absolument ce que je voulais faire dans la vie mais je me disais « comment je vais monter sur scène » « comment je vais défendre un projet toute seule ? » la question de la légitimité m’habitait constamment. Ça a été un long et fastidieux travail sur moi pour me sortir de ces questionnement et juste assumer et affirmer qui j’étais. J’ai eu la chance d’être très accompagnée et soutenue par mes ami.e.s, ma petite amie de l’époque, ça a mis du temps mais maintenant c’est relativement solide !

«8mn46» parle de l’assassinat de George Floyd par des policiers blancs : «face à la vidéo, coeur est tombé sur le sol Je me demande bien comment ils font ces gens pour rester de marbre». Le racisme et les oppressions déshumanisent complètement tout ce qui est vivant et finalement aussi manipulent nos émotions. Quel est ton rapport aux émotions et à leur puissance ? Et qu’est ce qu’elles t-ont appris ?

«8 minutes et 46 secondes» est un mini appel à l’aide. Je viens d’une famille africaine. Ces assassinats, avec celui d’Eric Garner « I can’t breath » m’ont, comme beaucoup, absolument bouleversée. D’abord parce qu’on a eu un accès quasi direct à ces deux meurtres. On a tout vu, tout le long. George Floyd, on l’a toustes regardé agoniser pendant 8 minutes et 46 seconds, impuissant.e.s. C’est absolument abominable/Comment on fait pour vivre et construire une société ensemble avec ça ? Les vidéos fusent, toutes plus violentes et insupportables les unes que les autres « un bicot comme ça, ça nage pas », Michel Zecler et j’en passe, mais aussi Pateh Sabaly…

Je ne parle pas ici uniquement de violences policière, je parle de tout ce racisme qui nous fait suffoquer en tant qu’individu, la privation de liberté, la déshumanisation constante de tant d’entre nous.   Il s’est passé plein de choses dans ma tête face à cette vidéo. D’abord, je me suis demandé si on avancerait réellement un jour, s’il était possible d’éteindre le feu du racisme, qu’on ne qualifie pas assez fréquemment à mon gout de négrophobie (et vois-tu, mon ordinateur ne connait apparemment pas ce mot!).  Je me suis dit que l’histoire se répétait sans cesse, que les victimes étaient toujours les mêmes, même profil, précaires, immigrées. Comment sortir de ce cercle infernal ? Le mouvement Black Lives Matter qui s’en est suivit à donné une bouffé d’air au monde entier, une sorte de lucidité terminale dont je pense que beaucoup savaient qu’elle aurait probablement une fin, enfin du moins, qu’il y aurait un nouveau probable désintérêt général. Je me dis qu’au moins le mouvement BLM a suscité le débat tant attendu, tant espéré, réveillé certaines consciences, mis un coup de pied dans la poudrière.

Pour répondre à la question parce que je m’éparpille, je suis assez/très/trop? sensible comme personne. Je fonctionne beaucoup à l’affect, à l’instinct. J’ai envie de dire que les émotions, ça régit ma vie. Ça m’emmène dans toutes les directions, je suis très éclatée. C’est très agréable et insupportable à vivre à la fois, compliqué à suivre pour celleux qui m’entourent, compliqué à gérer pour moi même souvent. Je suis quelqu’un d’extrêmement ritualisé, j’ai appris à maitriser et structurer un chouilla ma vie parce que sans ça, je suis totalement perdue et constamment en vrac. Mais j’ai accepté aussi que c’était l’essence de qui je suis et que toute la rigueur du monde ne pourrait pas changer ça. Et puis je me suis posé la question « est-ce que j’ai réellement envie que ça change ? »

Dans «l’or», tu parles de ton grand-père, de la transmission aussi et de ton héritage du sénégal. Bakel c’est aussi le nom d’une ville du Sénégal d’où ton papi vient. Cette chanson, son texte, sa musique, est d’une incroyable justesse je trouve. Parce qu’elle parle du racisme, de l’injustice mais aussi de ce qui nait de l’amour : toi et du champs des possibles et de l’espoir. Est-ce que tu as parlé de cette chanson avec ton grand-père ? Comment voit-il Bakel ?

Tout d’abord merci, c’est un sacré compliment que d’entendre le terme « justesse » quand on fait de la musique politisée je trouve. Mon grand père est décédé en 1992 quand j’étais toute gamine. Ici, dans ce texte et cette chanson, il sera de symbole, de figure. Déjà, j’avais envie de conter l’histoire incroyable qu’ils ont vécu avec ma grand mère : mariés dans les années 50, un couple inter-racial dans le nord pas de calais, la violence, la haine, les injures constante, les agressions mais surtout l’amour et l’humour qui supplantent tout ça, comme un immense fuck jeté au vent.  Puis, la petite histoire dans la grande histoire, j’avais envie de parler d’intime mais surtout de politique.  Ma famille soutient énormément mon projet et qui je suis professionnellement, je sais que ma mamie a été bouleversée par le clip, qu’elle est extrêmement fière (même si elle râle un max) d’appartenir à tout ça. Je me dis qu’il faut raconter nos histoires, qu’elles sont belles, qu’elles sont importantes et qu’elles sont culturellement riche – à défaut de l’être pécuniairement.  On vient peut-être de familles précaires, qui ont tout fait pour s’intégrer bien sagement, comme on leur demandait de le faire,  mais ces générations là dépassées (et même si nous sommes très reconnaisant.e.s je pense) on en a aussi marre d’être passé.e.s sous silence

Tu parles du harcèlement de rue, de la peur que l’on ressent et en même temps de la rage  qui nait de cette injustice, de tout ce que le féminisme nous a appris aussi. Des fois on répond, des fois pas. Dans la vie tu fais comment avec tout ça ?

Aaaaaah le harcèlement de rue ! Ça a été mon quotidien pendant des années. Roubaix pour ça à l’époque (je dis « à l’époque » parce que ça s’est calmé fort quand même il faut le reconnaître » c’était invivable. Je me faisais harceler sexuellement, suivre, mais aussi injurier constamment – énormément d’insultes homophobes.  J’ai baissé la tête quelques années. M’excuser d’être là, de ressembler à ça. Puis un jour, j’avais une quinzaine d’année, je me suis faite humiliée en pleine rue par une meuf entourée de sa bande. Ça a été la fois de trop. La goute d’eau. Je lui ai mis une grande claque en plein après midi dans une rue passante devant toute ses copines et ça a été une libération absolue.  S’ensuivent pas mal d’années de bagarres, je me suis fait péter le nez un paquet de fois, je me bastonnais constamment, chaque remarque, chaque geste, plus rien ne passait. c’était quasi quotidien.

J’ai appris à tempérer, la vie s’est calmée aussi en venant vivre à Paris, moins de regards, moins d’insultes.  Honnêtement je ne laisse vraiment rien passer, je crois que j’ai trop encaissé en silence comme beaucoup d’entre nous, et depuis ce jour c’est un no go absolu. Je tiens à préciser que cette façon d’agir, de me comporter, est la mienne, je suis quelqu’un d’extrêmement sanguin à la base mais je ne prône pas la violence aveugle à toutes les sauces. Chacun.e fait ce qu’elle peut avec ce qu’elle a dans les mains. Le plus important dans cette histoire pour moi c’est, quelque soit la façon qu’on a de le faire, dans les coups, dans la papote, d’éduquer ou de faire comprendre encore et encore aux hommes qui continuent d’avoir ce genre d’attitudes et de comportement, que c’est fini tout ça, que c’est à eux de déconstruire, à eux de changer, et que nous on ne reviendra jamais jamais jamais en arrière. Le plus important dans tout ça c’est la sororité évidemment (tiens, mon ordi reconnaît pas ce mot non plus !)

Fier.e E.P disponible sur SPOTIFY, DEEZER, APPLE MUSIC, etc.

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Delphine

Extraterrestre passionnée de métaphysique et de pizza, elle parle de féminisme, cinéma et surtout de l'invisible.