La métaphysique du désir post covid

2020 nous a tout.e.s profondément bouleversé.e.s. et contraint.e.s au changement. Notre manière d’être au monde n’est plus la même. Pourtant, la domination hétéropatriarcale coloniale capitaliste validiste, cette boussole existentielle qui nous ancre dans la réalité, est toujours bien présente. Le 17 mars 2020 débute l’expérience de mort imminente sociale : le confinement. Être isolé.e subitement, sentir le contrôle de nos corps de manière aussi inédite et généralisée, la menace du covid, l’impossibilité de se rencontrer, d’être ensemble, socialiser, de  s’aimer, de baiser selon nos habitudes. Qu’est-ce que cela a changé en nous ? Qu’est devenu le lien social, amoureux, amical, sexuel ?

«Confinement» est un mot que je n’avais pas vécu, comme beaucoup de personnes, avant ce 17 mars. Je faisais beaucoup de blagues avant l’annonce du confinement parce que je pratique souvent la distanciation sociale, par besoin et sans que le monde ne cesse de s’activer. Là, c’était silence radio. Paris ressemblait à tout ce qui n’est pas Paris et la vie à plus rien de familier. Nous continuons aujourd’hui de faire l’expérience de cette transformation brutale de la réalité dans l’incertitude la plus absolue. J’ai traversé ce premier confinement entre l’angoisse d’être isolée chez moi et l’angoisse de sortir. Être privé.e des autres et ne plus avoir la liberté de mon corps m’ont profondément affecté. Mais cela m’a aussi permis de comprendre à quel point j’avais besoin des autres et surtout de quelle manière iels m’étaient nécessaires. Sans les autres je ne parvenais à rien et tout me semblait absurde dans cette situation politique mondiale. Les premières semaines je n’arrivais pas à manger ni même me divertir. À l’inverse certaines personnes ont profité de ce nouveau rapport au temps, comme Constance : « J’ai lu beaucoup de livres, regardé des expos en ligne, j’ai cuisiné, fait du sport, le soir je m’habillais, me maquillais et je dansais devant des lives de techno». Clairement j’en étais incapable complètement sidérée. Mais je me souviens du dernier dimanche d’avril. Le soleil caressait mon visage et j’ai marché au delà du kilomètre imposé. Je reprenais le contrôle de mon corps, je m’étais maquillée, me sentais plus légère.

Car depuis le 17 mars 2020 nous manquons cruellement de légèreté, de cette possibilité d’être dans une autre réalité politique que nous avons créé avec les personnes que nous avons choisis et que nous aimons. Nos communautés sont clairement beaucoup plus impactées par la violence politique du confinement parce que nous subissons la domination de ce système politique qui nous a tout.e.s mis.e en situation de souffrance au cours de notre vie et souvent par l’accumulation des oppressions subies. Aussi ce confinement a fait ressortir des traumas et a plongé certaines personnes dans des situations psychologiques extrêmement difficiles. « Après plusieurs événements douloureux dans ma vie j’ai commencé à souffrir d’émotions incontrôlables d’une intensité démesurée. C’est à ce moment là qu’il a fallu se confiner. Donc seule, dans un petit appartement à Paris et en détresse psychiatrique incomprise par mon entourage. Un cercle vicieux s’est mis en route. J’ai commencé à me sentir « anormale », on m’a bien et vite fait comprendre qu’il y a une et une seule bonne façon de ressentir et d’exprimer ses émotions, une façon qui n’était pas la mienne. Il fallait positiver, aller de l’avant, se reprendre, ne pas être « drama »,  mot violent niant, méprisant, minimisant voire ridiculisant la souffrance réelle d’une personne. Être forte alors que tu fonds en larmes devant une tremblante vieille dame et sa demie baguette. Être dans la résilience cette notion tellement à la mode si détestable et culpabilisante. Il a fallu gérer ça seule sans possibilité de consulter un.e  psychiatre. Pour se relever ou au moins tenir sans s’enfoncer plus dans les idées noires le soutien des autres est nécessaire. Mais confinée avec le téléphone et les zoom comme seuls moyens de communication c’est bien sûr très compliqué sachant que les deux sont terriblement anxiogènes pour moi. Le réconfort que peut apporter autrui m’était interdit.» B.

Avec l’absence de l’autre, on fait plus facilement l’expérience de notre absence à nous-même. Comment l’extérieur nous influence ? À quel point notre manière de socialiser est-elle politique ? Comment aborder l’autre quand tout est bouleversé ?

« Pendant le premier confinement cela amenait même une profondeur supplémentaire aux discussions qui était axé plus sur les valeurs de confiance, de respect de l’autre, d’exclusivité lié aux précautions que l’on devaient prendre par rapport à la maladie. Là où auparavant il y avait un implicite plus grand dans les discussions sur ces valeurs, que l’on pouvait aborder davantage en direct lors de la rencontre, cette fois-ci on en parlait beaucoup plus vite, dès la période de discussion virtuelle. En fait j’avais l’impression que le covid avait un peu un statut D’IST dont les interrogations intervenaient bien avant le moment intime, comme une sorte de marqueur plus général. En effet le covid renvoyait directement à des questions d’hygiène ( se laver les mains, le port du masque) plutôt que de sexualité. Le confinement par sa manière de me renvoyer à moi même en limitant le recours à l’extérieur m’a obligé à me questionner sur mon rapport à l’intérieur, à mon intérieur (je suis à grande dominante extravertie) et notamment à ce qui en émerge. Mes élans d’amour étant limité c’était le moment de les questionner. Cela a déplacé ma manière de rentrer en relation : de la tête vers une plus grande attention aux corps, aux émotions, les miennes d’abord mais aussi du coup celles des autres. C’était comme apprendre une autre langue. Apprendre à faire lien entre sensations, émotions et pensées. Cette réflexivité sur moi a bouleversé non seulement ma compréhension intérieure de mes mécanismes mais aussi toutes mes manifestations extérieures ( sexualité, amitié, amour).» Julien.

L’expérience du temps hors du temps imposé et connu, ce temps capitaliste et validiste qui nous pousse toujours à sur performer un corps inépuisable et dépossédé de ses besoins propres a laissé place à de nouveaux besoins et désirs. L’arrêt du temps social a permis de redéfinir aussi des besoins et la manière d’être avec soi-même, son corps, ses émotions comme le souligne Claire : « Ça a plutôt changé mon travail sur la réappropriation de mon corps et mon élan vers la reconstruction après un passif difficile concernant ma sexualité. Je rencontre moins de monde, je suis donc moins dans une dynamique de vie qui me pousse à ça. Je ne réponds plus à personne sur les applis de rencontres car j’ai le moral à plat à cause de cette période, au futur incertain. Cependant, je découvre d’autres possibilité de réappropriation, pas physique mais je travaille tout simplement sur l’aspect psychologique et je m’autorise à me projeter dans un avenir bienveillant et bien accompagnée». Pour Zoé, après une mauvaise rencontre pendant le 1er confinement « plus aucune libido donc aucune rencontre, aucun désir. Je n’ai plus du tout le même rapport à l’autre, je préfère les relations amicales et profondes aux relations de soirées sensuelles et légères. En réalité si je creuse la rencontre désagréable du premier confinement : trop de solitude j’ai été dans la gueule du loup pour faire court. Mais ensuite clairement cela m’a permis de redéfinir mes besoins». Être sans les autres, sans l’effervescence de vie c’est aussi être confronté.e à ses désirs. Je considère que nos désirs sont des constructions sociales et que là encore nous sommes plongé.e.s dans le collectif sans avoir fait l’expérience individuelle de notre désir propre hors injonctions. Le capitalisme et le patriarcat ont tracé une ligne très claire de nos désirs qui sont devenus des mécaniques. En dehors de cela, qu’est-ce que je désire réellement ? Quel autre m’est désirable ? « Je crois que cette crise sanitaire m’a permis de renforcer mes relations avec certaines personnes. Ça m’a aidé à me séparer de celles qui ne m’apportaient rien de positif aussi. Pendant le 1er confinement, j’avais désinstallé Tinder. Je ne cherche pas à rencontrer quelqu’un.e. J’ai la flemme en fait je crois ahah ! Peut-être aussi parce que j’ai cette fille en tête. La pandémie m’a fait réalisé que je n’avais plus envie de m’investir pour rien, de perdre mon temps avec des personnes qui n’en valent pas la peine.» Constance.

Et comment désirer lorsque le monde s’écroule ? Nous nous sommes construit.e.s socialement avec des patterns qui nous conviennent et nous permettent d’interagir. Avant le premier confinement, je vivais ma meilleure vie. J’étais enfin dans l’action et j’osais aller vers mes crushs IRL. Le truc le plus révolutionnaire de ma vie même si je n’étais clairement pas la reine de la séduction. Je pensais être plus à l’aise avec le virtuel et les rencontres que j’ai fait depuis le premier confinement m’ont permis de comprendre que le virtuel ne m’était pas si confortable. Que j’ai besoin de réalité très rapidement. Aussi je me sens terriblement frustrée de ne plus avoir le choix. Et les personnes qui n’ont jamais eu recours au virtuel pour se rencontrer se sont vites retrouvées désemparées. «Avec le covid, pas de bars, donc pas de « drague » pour moi. Je ne sais pas faire en virtuel, pour les mêmes raisons qu’en réel, je ne sais pas quoi dire 🙂 et puis je ne sais pas non plus choisir quelqu’un sur une photo, j’ai besoin d’observer un peu le comportement pour être attirée. Alors l’alcool a malheureusement toujours été mon meilleur allié, celui qui me fait pousser des ailes et m’aide à passer à l’action. Je ne sais pas plus quoi dire sous alcool, mais j’ose plus les gestes et regards qui font que l’autre me remarque et vient m’aborder. Il serait bien que j’apprenne à me passer de l’alcool parce qu’il peut parfois entraîner des comportements à risques.» Mandarine.

Jamais le contrôle de nos corps n’aura été aussi brutal, violent et inédit. C’est peut-être aussi ce qui a accéléré la métamorphose de mes désirs et une attirance encore plus vaste me permettant d’expérimenter de manière plus aboutie la théorie féministe queer. Le premier confinement a permis de rendre matériel et visible tout le système oppressif qui structure notre vivre ensemble. Et tout ce qui semblait naturel et acquis dans la manière de socialiser, de créer du lien a été bouleversé. Cela a permis également de montrer les limites du modèle social neurotypique, de tout en ensemble de normes qui devenaient subitement obsolètes et de réaliser pour certaines personnes à quel point elles se sur adaptaient à la communication neurotypique. « Je suis passée d’une hypersexualité à l’abstinence real quick. Déjà pour le contexte un peu avant le confinement j’étais déjà en phase où je commençais à comprendre que j’utilisais beaucoup la sexualité pour coper avec mes limites de communications. Je sais pas comment l’expliquer clairement mais c’était un peu comme si le fait que je sache pas exprimer comme les gens l’attendent mes émotions et humeurs me poussait à utiliser le sexe pour le faire.» Lucie. Maîtriser les codes de la sexualité est plus accessible lorsqu’on ne comprend pas les codes de la communication. Il y a rarement d’implicite dans la pratique sexuelle, le fait que cela engage des actes spécifiques dans un but spécifique atténue la crainte de ne pas se faire comprendre, de ne pas avoir le bon comportement social. Cela montre aussi à quel point la communication est gangrénée par le système hétéropatriarcal colonial capitaliste validiste, à quel point nous communiquons mal, à quel point il n’est pas habituel de parler de ses émotions et à quel point nous ne savons pas les identifier ni quoi en faire. Quel place a l’autre dans la société ? Que signifie l’altérité ? Notre communication est-elle claire et nous permet-elle réellement d’établir un lien de confiance avec l’autre ? L’implicite est-il réellement nécessaire si ce n’est pour semer le doute, la confusion et renforcer le manque de légitimité ? Si nous avons plus de moyens de communiquer, permettent-ils pour autant un meilleur échange ?


Les normes de communications ne sont pas réellement fondées et obéissent à un système politique qu’elles renforcent. Aussi, l’insécurité est quelque chose de beaucoup plus profond que ce que l’on imagine. Le confinement et les restrictions sanitaires, la fermeture des lieux de rencontres implique une rencontre dont il sera plus difficile de s’extraire si l’on est pas à l’aise avec l’autre comme le souligne Florence : « Manque d’envie total et peur des rencontres hors cadre de rencontrer quelqu’un.e dans un bar et pouvoir fuir si besoin, tout en ayant quand même passé un cool moment à boire. Avant quand j’avais envie de sexe autre qu’avec moi, j’allais sur une appli et je datais dans un bar et zou si c’était convainquant. Ici ça engendre de se voir et d’aller se promener, y a pas une limite de temps courtois de « j’ai fini mon verre, je file », ça me met mal à l’aise et m’angoisse. Et c’est rencontrer quelqu’un.e d’autre que les personnes de ma bulle sanitaire et peut être pour rien. Du coup c’est la peur d’ouvrir la bulle pour rien, le manque d’envie parce que je vois pas trop le futur.» L’autre devient aussi une source d’angoisse encore plus grande pour certaines personnes. Je me souviens que lors du premier confinement je ne supportais plus la promiscuité avec l’autre alors même que je souffrais d’être seule. Se réhabituer à la vie post confinement a été difficile parce que plus rien n’était comme avant. « Après 2 mois et demi à attendre de pouvoir sortir, je dois reconnaitre que reprendre mon traintrain quotidien a finalement été une source d’angoisse. Prendre les transports, reprendre le taf, ça m’a fait peur. Niveau boulot, je me suis sentie un peu seule. J’ai senti qu’on nous obligeait à revenir bosser dès que possible. Le 14 mai, j’étais de retour en présentiel à plein temps. Je me rappelle ma première journée. En arrivant au boulot, je me suis rendue compte que j’étais seule dans mon service et c’était un peu flippant. Tout le monde était resté en télétravail. Sauf moi.» Constance.

 

A l’annonce du deuxième confinement je savais que je n’avais pas envie de revivre le premier confinement. Qu’il était hors de question que je ne sorte pas, que je ne vois pas quelques ami.e.s et que je ne profite pas de la mesure accordée aux autistes de se déplacer sans limites de km ni de temps. J’ai beaucoup moins peur d’être malade parce que je sais mieux comment me protéger. Cet été j’ai goûté à la vie sociale presque comme avant et j’ai vraiment apprécié être avec les autres parce que j’en avais besoin. Et surtout je me suis autorisée à dater parce que là aussi j’en avais besoin. La sexualité peut être pour certaines personnes une source de bien être. Alors bien sûr, il y a toujours un risque. Ce que je sais c’est qu’il va falloir s’habituer à vivre avec le covid. Le risque zéro n’existe pas et une personne à risque n’aura pas le même rapport ni les mêmes possibilités de dater. Être en situation de handicap avant le covid était tout aussi violent et réduisait les possibilités de dater. Aujourd’hui, cela accentue le fossé des inégalités liées au validisme : « Mais c’est vrai que c’est assez peu optimiste pour la suite parce que tant que la situation est ce qu’elle est je vais pas croiser de nouvelles personnes de façon « organiques » et même là je vais pas en croiser sans le doute qu’elles soient pas à risque d’être contagieuses et je suis pas dans une situation où je peux me permettre d’avoir le covid » Lucie. Et il est vraiment essentiel que nos commus qui ont des codes tout autant spécifiques de socialisation notamment autour de la fête pensent l’accessibilité et le handicap de manière globale et  inclusive.  L’accessibilité n’est pas qu’une affaire d’organisation matérielle (et pourtant là encore rien n’est fait dans ce sens) mais aussi et surtout une manière d’accueillir l’autre, penser comment le mettre à l’aise et ne pas faire en sorte qu’iel porte seul.e toute la charge mentale liée à son handicap.

Pas seulement dans la pratique festive mais aussi dans la pratique amoureuse, du désir et de la sexualité. La solitude n’a pas le même impact quand on subi le validisme et que l’on est déjà exclu.e de fait y compris par nos commus.

Le confinement et le covid ont mis en exergue les limites du contrôle de nos désirs formatés. Ce temps spécial dont nous faisons tou.te.s l’expérience est l’occasion de créer tout un champs de nouveaux possibles, de nouveaux liens, de penser les différences non pas comme une impossibilité d’être ensemble mais  nécessité  essentielle au monde post covid qui ne doit surtout pas ressembler au monde d’avant et à sa politique. Nos émotions sont importantes et constituent le terreau de nos liens sociaux qui ne sont jamais neutres. Alors prêt.e.s pour la nouveauté radicale ?

 

Delphine

Extraterrestre passionnée de métaphysique et de pizza, elle parle de féminisme, cinéma et surtout de l'invisible.