Self-ish : la première scène ouverte féministe

Encore méconnus en France il y a quelques années, les open-mics, également appelés scènes ouvertes pour les adeptes de Bernard Pivot, ont gagné en notoriété ces dernières années. Armés d’un micro, chacun et chacune peut monter sur scène déclamer un extrait de roman, une poésie, chanter voire faire des claquettes. Reflet de la société contemporaine, ils n’échappent pas à la domination masculine. Rencontre avec Eiram Rousse, l’organisatrice de Self-ish, le premier open-mic réservé aux femmes et aux trans à Paris.

Eiram, tu fréquentes depuis longtemps les scènes ouvertes parisiennes dans lesquelles tu interviens régulièrement. Tu aimes tout particulièrement les open-mics anglophones. Peux-tu nous décrire cette scène?

Le principe des open-mics est simple. N’importe qui peut s’inscrire et évoquer un sujet qui lui tient à coeur devant un micro. Il s’agit souvent de poèmes que l’on a écrit soi-même. A Paris, il existe trois scènes anglophones : Spoken Word au Chat Noir, Open Secret au Bistrot des Artistes et Paris Lit Up à Culture Rapide. J’ai beau avoir des parents français, j’ai grandi à l’étranger et j’ai vécu assez longtemps aux Etats-Unis pour que l’anglais devienne ma langue de prédilection. J’ai longtemps fréquenté la scène Spoken Word au Chat Noir. Cependant j’y ai vécu des rapports très désagréables avec les organisateurs, deux hommes cisgenres. Il y avait des dynamiques d’abus de pouvoir et de drague lourde. Je ne m’y sentais plus à l’aise et je n’ignorais pas que je n’étais pas la seule. Ce n’était pas ce que je cherchais dans les open-mics. J’ai donc commencé à réfléchir à la création d’un format qui accueillerait avec bienveillance celles et ceux que l’on voit moins prendre la parole dans les scènes ouvertes. La mise en avant des femmes et des trans que je définis comme toute personne non cisgenre s’est rapidement imposée. J’écris d’ailleurs le terme de trans avec une astérisque pour que les choses soient clairement définies.

Comment expliques-tu que les femmes et les trans éprouvent tant de difficultés à monter sur scène ?

Les personnes qui sont traditionnellement discriminées dans notre société ne se sentent souvent pas à l’aise pour prendre la parole en public. Que ce soit à l’école ou dans le monde du travail, ni les femmes ni les personnes trans ne sont formées ou poussées à s’exprimer publiquement. Je souhaitais proposer une solution à cet état de fait dans le monde de l’open-mic anglophone que je connais bien. Moi-même, j’ai vécu cette exclusion dans ma chair quand j’ai décidé d’exprimer ce que j’avais vécu et ce que je ressentais. L’occasion s’est présentée lors d’une discussion organisée sur le thème du sexisme dans la scène littéraire anglophone. Cela a été un moment difficile car les soutiens se sont faits rares lorsque je me suis exprimée dans la salle. Mon entourage a peu répondu présent par la suite. Je me sentais donc extrêmement seule. Beaucoup de gens connaissaient la situation que j’évoquais. Mais peu nombreux étaient celles et ceux qui avaient envie de prendre position ou de remettre en question leur fréquentation de certains open-mics. J’ai donc voulu créer une alternative pour que quelque chose de positif ressorte de cette expérience. C’est ainsi que Self-ish est né.

Pourquoi avoir choisi le nom “Self-ish” ?

Cela faisait tout d’abord écho à la réflexion d’un des organisateurs qui m’avait traitée d’“égoïste” lors d’une conversation sur un projet bénévole que je menais pour Spoken Word. J’ai trouvé cela très emblématique des abus de pouvoir dans ce milieu dominé par des hommes. Ainsi, jusqu’à très récemment, il n’y avait qu’une seule femme “organisatrice” d’un open-mic à Paris. C’était donc l’occasion de m’approprier cette remarque en l’utilisant à mon avantage. “Self” en anglais renvoie également à la notion de soi et “ish” à tout ce que cela peut générer autour, que ce soit en terme d’idées ou d’entourages. Je trouvais que ce terme permettait d’exprimer l’idée du ressenti individuel tout en faisant écho au vécu commun des personnes s’identifiant en tant que femmes ou trans dans notre société patriarcale.

Que s’est-il passé entre la décision d’organiser ton premier open-mic et le lancement effectif de Self-ish : a new women and trans open-mic ?

J’ai commencé à en parler autour de moi. Très vite, le principe de réserver le micro aux femmes et aux personnes trans a interpellé. Les hommes cisgenres sont les bienvenus en tant que spectateurs mais ils ne prennent pas la parole. Le but assumé de Self-ish est de redonner la parole à celles et ceux qui la prennent si peu. Ce positionnement a surpris plusieurs habitués des open-mics qui, après discussion, ont compris mon positionnement et sont venus le 10 mai. On voit bien que beaucoup ne réalisent pas la discrimination qui touche les femmes et les trans. Mais c’est rassurant de constater que la discussion permet de faire évoluer ces positions. Se confronter à ses propres privilèges permet de les mettre en perspective. Je souhaitais également profiter de ce premier open-mic réservé aux femmes et aux trans pour réunir la scène littéraire et la scène queer.

Que retiens-tu de cette première édition ?

Pour une première fois, cela a été un beau succès! Nous avons d’abord réussi à faire venir des habitués de la scène anglophone mais également d’autres personnes qui ne sont pas des habitués des open-mics. J’ai tenu à ce que Self-ish accueille à la fois des textes en français et en anglais pour ouvrir le champ des possibles à celles et ceux qui ne maîtrisent pas forcément l’anglais. Beaucoup de lectures avaient une résonance politique très forte, notamment féministe et queer. Dans les open-mics, il y a souvent des textes qui interpellent et d’autres qui sont moins percutants. A la fin de la soirée, plusieurs personnes sont pourtant venues me dire que toutes les prestations étaient d’excellente tenue. Cela s’explique probablement parce qu’on y a entendu des histoires et des ressentis que l’on n’ose pas aborder dans d’autres endroits.

Comment vois-tu la suite de Self-ish ?

J’aimerais que ce ne soit pas seulement un projet qui gravite autour de ma personne et qui porte uniquement ma vision du monde. Je suis très vigilante aux problématiques de pouvoir et j’aimerais que la démarche portée par Self-ish devienne collective. Si cela vous intéresse de vous impliquer, faites-moi signe! Pour revenir à des considérations logistiques, nous cherchons actuellement des lieux qui pourraient accueillir les prochaines éditions de Self-ish: une librairie, un bar, une galerie… Toutes les idées sont les bienvenues!

Pour en savoir plus rendez-vous sur la page Facebook de Self-ish ou vous pouvez envoyer un mail à eiram.rousse@gmail.com

A noter : la prochaine édition de Self-ish aura lieu le 26 mai à 17h dans le cadre de la soirée Barbi(e)turix X L’Aérosol.

Marie B.

Accro au Scrabble, aimant les rousses façon Faye Reagan, Marie affectionne au moins autant la politique que les romans fin de siècle.