« Nous avions créé la fête de l’oubli du temps. Nous serrions contre nous les Isabelle et les Thérèse qui s’aimeraient plus tard avec d’autres prénoms, nous finissions de nous étreindre dans le craquement et le tremblement ».
Je n’avais jamais vraiment cherché à la connaître, Violette Leduc. L’an dernier, j’avais lu son roman Ravages dans la ligne 13 bondée du métro parisien. Entre Saint-Lazare et Pernety, du lundi au vendredi, j’avais suivi la vie de sa narratrice Thérèse d’un œil un peu distrait. Violette Leduc, c’était une autrice classique de la littérature lesbienne, alors j’avais voulu m’instruire. Violette Leduc, ça prenait aux tripes, d’après celleux qui connaissaient. Mais, si j’avais pris quelques coups au ventre lors de ma lecture, je n’avais pas ressenti les uppercuts escomptés. Un roman qui paraissait si centré autour d’un personnage masculin détestable, ça n’avait pas vocation à me remuer vraiment les entrailles.
Et pourtant…
Si je vous disais que Ravages ne vous avait pas dévoilé toute son histoire ? Qu’il s’agissait en vérité d’un puzzle plus complexe dont les pièces indispensables auraient été ôtées ? Que l’édition de 1955, celle que j’avais eu entre les mains quand je l’ai découvert pour la première fois, avait été largement tronquée et modifiée, à tel point que l’autrice elle-même aurait parlé d’assassinat pour désigner son roman ? Mais, surtout, qu’une édition plus proche de la version souhaitée par Violette Leduc venait enfin de paraître, aux éditions L’Imaginaire, après une incroyable enquête éditoriale ? Il est désormais l’heure pour vous et moi de (re)découvrir Ravages.
Violette Leduc et son Ravages
Violette Leduc voit le jour en 1907 à Arras. Fille illégitime d’une employée et d’un riche bourgeois, elle grandit à Valenciennes en affrontant la pauvreté, la maladie, la solitude et le scandale dont est marqué à jamais sa naissance. Elle passe quelques années dans un pensionnat à Douai, dont elle est renvoyée à cause des passions amoureuses qu’elle entretient avec une camarade, Isabelle, puis une surveillante du nom de Denise, avec qui elle s’installe ensuite à Paris. Échotière aux éditions Plon, Leduc rencontre en 1938 Maurice Sachs, un écrivain aventurier homosexuel, dont elle tombe amoureuse. C’est lui qui l’encourage à prendre sa propre vie comme matériau d’écriture. Un an plus tard, elle épouse un dénommé Jacques Mercier dont elle se sépare après un an de vie commune. Elle est alors enceinte de cinq mois et demi. Elle frôle la mort en tentant d’avorter, et cette expérience traumatisante inspirera plus tard Ravages. Mais c’est d’abord avec son premier roman L’Asphyxie qu’elle est publiée aux éditions Gallimard en 1946, dans la collection Espoir. Le livre est particulièrement bien accueilli par l’élite littéraire et intellectuelle de l’époque (Sartre, Cocteau, Sarraute, Genet…), même si le succès du public viendra plus tard. S’en suit un autre roman en 1948, intitulé L’Affamée, et enfin Ravages qu’elle propose à la publication chez Gallimard. Il raconte les histoires amoureuses de son double narratif, Thérèse, qui découvre la passion au pensionnat dans les bras d’Isabelle avant de rencontrer plus tard Cécile et Marc. Sous couvert de la fiction, c’est ainsi son propre itinéraire amoureux que Violette Leduc retrace dans ce livre, de son adolescence à la trentaine. C’est le roman d’une femme qui aime, désire et jouit dans une société misogyne qui restreint et brise. C’est surtout un livre important pour son autrice, qui dit à ce sujet : « Ravages serait mon livre préféré de Violette Leduc si j’étais un de ses rares lecteurs. C’est dur, c’est précis, c’est raréfié, c’est complexe. Il n’y a pas une courbette. Voilà ce que j’ose dire de mon livre[1] ». Un sentiment qui n’est malheureusement pas partagé par tout le monde, car le manuscrit est jugé impubliable en l’état lorsqu’elle le présente à Gallimard.
Se résoudre à ravager Ravages…
Une fois achevé, Ravages est présenté au comité de lecture des éditions Gallimard. Simone de Beauvoir – qui a toujours soutenu Violette Leduc au point d’annoter ses brouillons et de la financer pour qu’elle puisse se consacrer à l’écriture – tente d’user de son influence pour que le livre soit publié. Mais malgré son soutien, le récit ne passe pas. Jacques Lemarchand, alors membre du comité, adresse par exemple cette critique dans sa fiche de lecture de l’ouvrage : « C’est un livre dont un bon tiers est d’une obscénité énorme et précise – et qui attirerait les foudres de la justice. Et les cent cinquante pages de l’avortement sont du mauvais Sartre. […] Publié tel quel, ce serait un livre à scandale – et les qualités du livre, qui en seraient, en outre, étouffées, – ne justifient pas ce scandale[2] ». Mais quelles sont donc ces parties du livre jugées trop scandaleuses pour être publiées ? Il y a tout d’abord la première partie du roman qui raconte la relation amoureuse entre Thérèse et Isabelle au pensionnat. Une écriture charnelle du désir lesbien entre deux adolescentes qui choque les membres du comité. Qu’elle soit jugée obscène par les uns ou inutile par les autres, la décision est sans appel : il faut supprimer cette partie du roman. Cette demande d’amputation des cent-cinquante premières pages de Ravages révolte Violette Leduc, qui écrit dans La Chasse à l’amour : « […] Le début de Ravages n’est pas sale. Il est vrai. Il salira celui qui veut être sali. C’est de l’amour. Ce sont des découvertes. Thérèse et Isabelle sont toutes neuves. Elles s’aiment dans un collège pendant trois jours et trois nuits. Elles ne voient pas le mal. La censure le verrait-elle où il n’est pas ? Thérèse et Isabelle sont trop authentiques pour être vicieuses. Il n’y a pas de vices. Il n’y a pas de malades à guérir[3] ». C’est trois années de travail et une part indispensable à la compréhension de son personnage, inspiré de sa propre histoire, auquel on lui demande de renoncer avec peine. « Le début supprimé, la suite n’aura pas de poids. Thérèse manquera de pesanteur. Il s’appelait Ravages. Tu es mort, n’est-ce pas ? Dis-le-moi à l’oreille. Tu t’appelais Ravages, mon pauvre petit. Ils t’ont séparé de toi-même, ils m’ont séparée de toi. […]. Je ne guérirai pas de notre amputation[4] » écrit-elle, toujours dans La Chasse à l’amour. Mais ce n’est malheureusement pas le seul sacrifice auquel elle doit se résoudre. Une scène de viol dans un taxi dérange en effet particulièrement le comité de lecture. Thérèse y est contrainte par le personnage de Marc à une fellation forcée, dont les détails sont remplacés par des lignes de pointillés dans la version publiée en 1955. Simone de Beauvoir explique cette demande de retrait de la part du comité de lecture en ces termes à Jean-Paul Sartre : « La scène du taxi scandalise littéralement les gens : Queneau, Lemarchand, Y. Lévy, j’ai l’impression que ça les blesse directement en tant que mâles[5] ». Cette scène de viol racontée du point de vue d’une femme est donc silenciée. Plus tard dans le texte, c’est une scène de masturbation dans une chambre d’hôtel, décrite sans fard, qui est également expurgée et remplacée par des points de suspension. Dans les années 1950, la violence de ces lignes indigne au point qu’on décide de l’exclure de ces passages. Et il est également une autre violence qui dérange le comité de lecture : celle du moment où Thérèse, enceinte de Marc, décide d’avorter. À travers ce récit, Violette Leduc revient sur sa propre expérience pour délivrer un récit qui n’omet rien des traumatismes entourant cet événement : la douleur, les procédés médicaux atroces, la cruauté et le jugement du personnel de santé. L’avortement est alors encore interdit et c’est pour cette raison que Jacques Lemarchand s’oppose à la publication en l’état de cette partie, qu’il pense à tort être une apologie de l’avortement. Avec le truchement d’une bonne part de ce passage clé, c’est l’expérience d’une violence faite à tant de femmes qui part aux oubliettes. Et c’est enfin jusqu’à la structure du roman qui doit subir des modifications pour être publié. Si la perte de l’histoire avec Isabelle la bouscule, la décision de débuter le roman par la rencontre entre Thérèse et Marc est un bouleversement qui change drastiquement l’importance des différentes relations de l’héroïne. La relation Thérèse-Marc devient la relation principale du roman, au détriment de celle que Thérèse entretient avec Cécile qui devient anecdotique, comme pour corriger l’orientation sexuelle de Thérèse. C’est comme si la vie de Thérèse telle que la découvre la lectrice ou le lecteur débutait avec cet homme. Ce qui est totalement différent du roman de départ voulu par Leduc où elle évoquait trois grands amours avec Isabelle, Cécile et Marc. Un roman qui ne voit donc jamais le jour, tant il diffère de la version censurée qui paraît en 1955 aux éditions Gallimard, au grand désarroi de son autrice qui écrit à Simone de Beauvoir, à propos des demandes de coupures faites par Lemarchand : « J’ai dit oui à tout ce qu’il m’a demandé. J’étais brisée[6] ».
Le défi de réparer Ravages
En 1955, donc, sort aux éditions Gallimard une version de Ravages bien loin de ce que Violette Leduc avait prévu pour ce roman qu’elle aimait tant. Une véritable déchirure dont elle se remet difficilement, après six mois dans une cure de sommeil à Versailles en 1956 suivie d’un séjour en maison de repos. Malgré tout, la première partie qui lui tenait à cœur – pourtant expurgée du roman – connaît une existence. Jacques Guérin, un soutien indéfectible pour Violette Leduc, publie en effet à son compte vingt-huit exemplaires de ce qui est nommé Thérèse et Isabelle. En 1966, les éditions Gallimard acceptent finalement de publier ce récit, mais dans une version encore censurée. Il faut attendre l’an 2000 pour qu’une version intégrale basée sur le texte original de Leduc ne soit enfin publiée. Et le 26 octobre 2023 pour que ce récit retrouve la place qui lui était initialement prévue au cœur de Ravages, dans une édition de la collection L’Imaginaire. Un projet ambitieux auquel tient particulièrement Margot Gallimard, la directrice de la collection, qui s’exprimait à ce sujet lors d’une interview réalisée à mes côtés en début d’année. Il s’agit non seulement de réunir pour la première fois Thérèse et Isabelle et Ravages dans une version rassemblée, mais aussi et surtout de permettre d’entrevoir le projet initial de Leduc, avant les amputations et modifications demandées par l’éditeur lors de la publication de 1955. Un « véritable travail de dentelle[7] », pour reprendre ses mots, mené avec des spécialistes de l’œuvre de Violette Leduc (Alexandre Antolin, Anaïs Frantz et Mireille Brioude) à partir des cahiers manuscrits de l’autrice. Cinq matériaux ont été utilisés pour donner naissance à cette version de Ravages : le manuscrit complet composés de seize cahiers manuscrits offerts par Violette Leduc à Simone de Beauvoir (dits les « cahiers Beauvoir »), le tapuscrit de Thérèse et Isabelle, les dactylographies de Ravages offertes à Jacques Guérin (dites « dactylographies Guérin »), le texte du Vent nocturne retranscrit par Catherine Viollet d’après le « Cahier Guérin » n°1 et la version transcrite de La Main dans le sac issue du « Cahier Beauvoir » n°2. Un travail éditorial minutieux autour du squelette de l’édition de 1955 qui donne cette édition augmentée de L’Imaginaire. On retrouve bien sûr Thérèse et Isabelle à sa juste place, en première partie de l’ouvrage, mais pas uniquement. Les scènes du taxi, de la chambre d’hôtel et de l’avortement ne sont cette fois pas censurées, et la structure du récit reprend son déroulé originel, au plus près de ce qu’avait souhaité Leduc pour son roman selon les notes manuscrites qu’elle a laissées. Mais on découvre également le texte Le Vent nocturne en préambule et La Main dans le sac (un épisode qui apparaît au début des cahiers manuscrits de Ravages). C’est jusqu’à la dédicace qui a une surprise à nous proposer. Là où un simple « À Simone de Beauvoir » précède le roman dans l’édition de 1955, c’est un « que j’aimerai toujours, qui vivra dans mon dernier souffle » particulièrement évocateur qui accompagne cette dédicace dans l’édition de 2023, comme dans le « Cahier Beauvoir » n°1. La version de Ravages ainsi créée est particulièrement complète dans son texte, mais n’a pas fini d’être généreuse. Deux préfaces viennent ainsi ouvrir l’ouvrage, comme il est de coutume dans les livres de L’Imaginaire avec le système dit « Deux voix, deux préfaces » faisant appel à deux personnalités contemporaines pour projeter une nouvelle lumière sur les textes. Ici, nous avons droit à « Écrire et éprouver nos corps exultants », un texte de Camille Froidevaux-Metterie, et « Les yeux édredons » de Mathilde Forget. À ces deux préfaces s’ajoutent une biographie de Violette Leduc et, surtout, une note d’intention rédigée par Margot Gallimard. Autant de textes écrits spécialement pour l’ouvrage qui permettent de rentrer dans l’univers de Leduc et de saisir les enjeux de cette édition si spéciale. Enfin, à la fin du livre, une partie « Documents » nous permet de mettre un visage sur les mots avec des photographies de Violette Leduc, de ses carnets et de son environnement. Des ajouts qui témoignent du travail généreux autour de cette édition pour en faire un livre complet et une expérience à part entière. Le soin apporté à l’objet qu’il constitue y est aussi pour beaucoup. En tant que deuxième titre paru en hors-série chez L’Imaginaire (après Traces de Niki de Saint Phalle), Ravages bénéficie d’un format atypique presque carré. Et surtout d’une identité graphique bien à lui. Sur la couverture, le texte du livre dégringole en formant un grand « V ». Comme une flèche qui pointe vers le bas en scandant le titre du roman. C’est la parfaite illustration de tous ces mots qui descendent dans l’estomac après leur lecture. Qui frappent le palpitant. Qui troublent entre les cuisses. Et, partout, ce violet. La teinte Leduc. Ce violet qu’on retrouve jusque dans le texte et qui constitue pour moi la plus belle trouvaille éditoriale liée à cet ouvrage. Chaque modification ou ajout par rapport à l’édition de 1955 apparaît en effet en lettres violettes, avec une source en bas de la page. C’est cette idée si simple mais si ingénieuse qui fait la beauté de l’ouvrage et qui permet de se rendre pleinement compte du gouffre qui sépare la version censurée de celle souhaitée par Violette Leduc. Et c’est un bonheur de voir ces lettres violettes enfin rentrer à la maison après une si longue errance.
Faut-il donc lire cette édition augmentée de Ravages si l’on a déjà connu celle de 1955 ? Bien entendu. C’est un livre riche, émouvant et nécessaire que nous laisse en héritage cet incroyable travail éditorial qui fait honneur à Violette Leduc. Qui m’a réconcilié avec cette autrice. Avec ce qu’elle a de vraiment ravageur. Car Violette Leduc, c’est une écriture du désir et du désordre. C’est poignant. Parfois violent. Toujours vrai. Et magnifiquement poétique. Une écriture enflammée du désir lesbien, pour commencer. Des lignes à lire à voix haute, dans les heures tardives de la nuit où l’on s’allonge à côté de son amante. Des lignes si belles qu’elles appellent à être partagées au creux des draps. J’ai relevé tant de citations qui sont autant de perles rares venant former une parure si spéciale, et pourtant sans prétention. Je vous laisse avec quelques unes de ces formules violettes pour vous donner, à vous aussi, l’envie d’aller découvrir ce bijou :
« Je voudrais ce qu’elle voudra si les pieuvres paresseuses me quittent, si dans mes membres cesse le glissement des étoiles filantes ».
« Isabelle se faisait les griffes dans l’étoffe de ma toison, elle entrait, elle sortait ; quoique n’entrant pas et ne sortant pas ; elle berçait mon aine, ses doigts, l’étoffe, le temps. »
« Je la regarde comme je regarde la mer le soir quand je ne la vois plus. »
« J’ai mis mon bras sous le sien : nos doigts entrelacés ont fait l’amour. »
« J’entendais le froufrou d’une masse de deuils. C’étaient ses cheveux qu’elle rejetait. »
« J’assouplissais une biche en verre filé ; je la touchais sans l’atteindre mais avec ma langue de joaillier, je mettais des bijoux dans sa bouche. »
Je vous souhaite une bonne lecture.
Et, surtout, de vous étreindre dans le craquement et le tremblement.
Sources :
-L’édition augmentée de Ravages chez L’Imaginaire, 2023
-L’édition de Ravages chez Folio reprenant le texte de l’édition de 1955 de Gallimard
-L’interview réalisée en compagnie de Margot Gallimard à retrouver ici :
[1] Violette Leduc, La Chasse à l’amour, Gallimard, coll. L’Imaginaire, p. 96.
[2] Violette Leduc (fonds privé), Fiche de lecture du Vert Paradis [Ravages], 10 mai 1954, Paris, archives Gallimard.
[3] Violette Leduc, La Chasse à l’amour, op. cit., p. 24 .
[4] Ibid.
[5] Simone de Beauvoir, Lettres à Sartre : 1940‐1963, lettre de la n mai 1954, éd. Sylvie Le Bon de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. Blanche, 1990, p. 424.
[6] Violette Leduc, Correspondance : 1945‐1972, éd. par Carlo Jansiti, Paris, Gallimard, coll. Cahiers de la NRF, lettre à Simone de Beauvoir du 16 mai 1954, p. 248.
[7] Article « Margot Gallimard : une rencontre pour conjurer l’oubli », par Apolline Lairy, Barbi(e)turix, publié le 8 avril 2023