Je suis à la bourre.
Pas à proprement parler, puisque je suis en vérité pile à l’heure. Mais pour quelqu’une qui aspire à être aux premières loges, être à l’heure, c’est être à la bourre. D’autant qu’un bon millier de lesbiennes et allié.es est attendu ce soir à la nouvelle adresse de la librairie. Je l’ai vu en story sur leur compte Instagram avant de partir. Si iels ont tout.es eu le bon goût d’être là avant moi, c’est mort pour entendre quoi que ce soit. Mort et enterré. Je pénètre dans la rue en me faufilant sous des rubans de sécurité comme une inspectrice marchant vers une scène de crime. Y a-t-il eu un drame ? Ce n’est qu’en arrivant en vue de la librairie que je comprends que c’est tout le contraire. La rue a simplement été coupée à la circulation, puisqu’elle déborde de vie. Un joyeux rassemblement qui se masse autour de la façade magenta ornée du nouveau logo. Mes espoirs de capter quoi que ce soit des discours à venir s’envolent, mais qu’importe. Les lesbiennes et leurs allié.es ont pris la rue, c’est tout ce qui compte. Alors je me faufile entre ces personnes de qualité à la recherche de mes amies. À défaut de les trouver, je découvre ça et là quelques visages connus. Christine Lemoine et Catherine Florian – fondatrices originelles de Violette & Co –, Suzette Robichon, Margot Gallimard, Alice Coffin, Lou et Léo des Sapphos… Dans toute cette effervescence, je n’entendrai pas un mot des discours que prononceront certaines d’entre elles dans un micro trop faible pour faire le poids face aux clameurs des 1500 passionné.es qui se sont réuni.es ce soir. Mais je ne m’en formalise pas. Des histoires sur Violette & Co, je n’ai qu’à laisser traîner mes oreilles pour en saisir à la volée. Tout le monde a la sienne. Il y a celleux qui y ont rencontré un.e ami.e, un.e amant.e ou une âme sœur. Il y a les auteur.ices qui y ont dédicacé leurs livres. Des réalisateur.ices qui y ont fait une projection qui a marqué leur cœur. Il y a celleux qui y ont simplement trouvé des livres. Il y a moi, Parisienne un peu trop tard, qui a passé la porte de la librairie rue de Charonne pour aider à déménager les livres après l’annonce de la fermeture. Je me revois dans la réserve, les bras chargés de revues aujourd’hui disparues et recouverte d’une poussière plus vieille que moi qui imprégnait encore mes vêtements lors de mon tout premier date auquel j’ai couru juste après. Presque deux ans plus tard, j’applaudis à tout rompre devant cette nouvelle adresse, au 52 rue Jean-Pierre Timbaud, aussi excitée que les autres à l’idée des nouvelles histoires qui vont s’y écrire.
Reprenons du début.
Violette & Co, c’est une aventure qui remonte bien plus loin que cette soirée du vendredi 13 octobre. Il faut revenir en février 2004, plus précisément, alors que Catherine Florian et Christine Lemoine fondent au 102 rue de Charonne une librairie spécialisée dans les écrits lesbiens, féministes et LGBTQIA+. Elle se nomme Violette & Co. « Violette » pour une adroite triple référence à la fleur (symbole lesbien évoqué dans les poèmes de Sappho et reprit plus tard comme signe de reconnaissance au XIXème siècle à Paris et à Londres), la couleur (celle des luttes féministes, arborée en premier lieu par les suffragistes britanniques) et le prénom qui désigne l’autrice lesbienne française Violette Leduc. Le « & Co » qui complète ce nom fait quant à lui écho à la librairie parisienne Shakespeare & Co, fondée en 1919 par la libraire et éditrice étatsunienne Sylvia Beach et qui accueillait des personnalités telles que Natalie Clifford Barney, Gertrude Stein ou encore Djuna Barnes. Une référence qui a tout son sens, car Violette & Co devient rapidement un centre littéraire et culturel pour les personnes de la communauté, soutenue par les diverses personnalités lesbiennes de son époque et de nombreux.ses anonymes. Il faut souligner qu’il s’agit de la seule librairie ayant ce positionnement en France, avec la double orientation « LGBT » et « féministe ». Durant 18 ans, cette librairie a accueilli des rencontres, des projections, des événements en tous genres. Elle a permis a de nombreux.ses auteur.ices, maisons d’édition indépendantes, artistes, zines et revues de rencontrer leur public alors que d’autres lieux plus classiques refusaient de les accueillir. Jusqu’à ce qu’en automne 2019, Christine et Catherine annoncent leur départ en retraite, qui aboutit, après le Covid, à une fermeture de la librairie en février 2022. Fin définitive de l’aventure pour cette institution ? Pas vraiment. Le 5 mars 2022, un post Instagram d’un collectif de repreneuses nommé Violette & Coop titre « Aidez-nous à rouvrir la première librairie féministe, lesbienne et LGBTI+ de France : Violette & Co ! ». Les six repreneuses lancent, avec le soutien de Catherine et Christine, une campagne de financement sur la plateforme Hello Asso afin de racheter le fonds de commerce et de rouvrir dans un nouveau lieu sous la forme d’une librairie-café coopérative. Le projet de réouverture est présenté À la folie, dans le XIXème arrondissement de Paris, le 7 avril 2022. L’objectif est simple (façon de parler…) : multiplier les projets pour récolter les 150 000 euros nécessaires à la réouverture. D’autres soirées de soutien s’en suivent (au Point éphémère le 15 avril, par exemple, avec le Good Girls Comedy Club), et les futures gérantes de Violette & Co ne ménagent pas leurs efforts pour être présentes partout : Soirée de lancement du Kamasutra Queer des Sapphos au Hasard Ludique, le festival « Visibilités lesbiennes » du collectif Les Dramagouines à la Cité fertile, le Lez’art festival à Vicq-sur-Gartempe, le Bingo Drag de Minima Gesté et le festival Bizarre À la folie… Sans oublier les appels à contribution aux maisons d’édition et artistes, contributions revendues pour grossir la cagnotte de la librairie (comme une superbe illustrations de Rosa Bonheur par Mère Lachaise qui a trouvé sa place au-dessus de mon lit). Des initiatives qui payent, car c’est 172 000 euros qui ont été récoltés à l’échéance du 4 juin fixée pour la campagne de financement, avec près de 4 000 participant.es. Restait alors à reconstituer le stock et à trouver un local. Une véritable aventure dont je vais vous parler autour d’un verre, si vous le voulez bien.
Le 52 rue Jean-Pierre Timbaud
L’ancien espace du 102 rue de Charonne n’étant plus disponible, il en fallait un autre pour accueillir cette nouvelle version de Violette & Co. Mais trouver un local à Paris s’avère être un parcours semé d’embûches et de dépenses. C’est Olivia, libraire et co-opératrice de Violette & Co, qui me le raconte après m’avoir offert un verre de sirop de pêche : « Quand tu cherches un local privé à Paris, tu as le pas-de-porte. C’est entre 100 000 et 300 000 €, rien que pour rentrer dans le local. Auquel tu ajoutes les loyers, les mois d’avance, les frais de dossier… Nous, on ne pouvait pas du tout payer ça, donc on est passées par les bailleurs sociaux ». Heureusement, grâce au soutien de la mairie du XIème arrondissement ainsi que celui, particulièrement précieux, d’Alice Coffin, l’équipe parvient à trouver un nouvel espace pour Violette & Co après de longs mois de recherches et de démarches. Il s’agit du 52 rue Jean-Pierre Timbaud, situé à moins de deux kilomètres de l’ancienne adresse, dans le XIème arrondissement de Paris. Un lieu avec une configuration parfaite pour accueillir le projet de départ : celui d’une librairie-café où organiser des rencontres et des événements. À peine le seuil franchi, on est accueilli par des livres sur lesquels on a envie de se jeter, disposés bien en valeur sur une table de nouveautés. Je fais pour ma part main basse sur un exemplaire de Reines, écrit par Nicky Doll et publié aux éditions Hors Collection, avant de continuer mon observation par les étagères. On y retrouve toutes les catégories d’ouvrages qui faisaient de Violette & Co un endroit si essentiel. Littérature lesbienne & bi, poésie féministe, beaux-livres, essais sur les luttes sociales, antiracistes, écologiques, antivalidistes, LGBTQIA+… On a envie de tout rafler, et on peut demander conseil à Olivia et Loïse, les deux libraires et co-opératrices, si l’on n’arrive pas à se décider. Il est aussi intéressant de pousser son exploration jusqu’au fond de la boutique, car c’est là que vous dénicherez des thrillers soigneusement sélectionnés ainsi que des titres jeunesse inclusifs et non-stéréotypés. Tout ça, c’est pour la partie droite de la librairie. Car la partie gauche accueille un café, royaume de Rachael qui pourra vous servir thé, café et boissons fraîches dans des tasses de la céramiste Awa Sané. On peut aussi commander une « boisson suspendue », soit payer une boisson sans la consommer pour pouvoir la mettre gratuitement à disposition d’une autre personne. Une fois sa boisson en main (avec pourquoi pas un délicieux cookie réalisé par les cheffes du restaurant mexicain Chulita, situé juste en face de la librairie et tenu par un couple de femmes. Ce sont elles qui ont proposé nourriture et boissons spéciales lors de la réouverture, alors allez y faire un tour !), on peut l’emporter et se poser, seul.e ou entre ami.es, avec ou sans livre, autour de sympathiques petites tables. C’est cosy, c’est tout ce qu’on recherche. Un lieu de prédilection pour les dates et les interviews (jamais les deux en même temps, parce qu’on est professionnel.les). Il est aussi possible, avec sa boisson, de descendre les escaliers qui se situent à côté de la caisse. En bas se trouve l’espace associatif de la librairie. Il s’agit d’un espace aménagé dans le sous-sol pour accueillir des réunions, des événements ou des permanences d’associations. Il peut être réservé sur demande, et a surtout été inauguré par un événement historique lors de la première semaine de réouverture.
Une réouverture qui démarre fort
La réouverture d’une institution aussi mythique méritait un programme à sa mesure. Et c’est avec nulle autre que la cinéaste Céline Sciamma que s’ouvrent les festivités, le lendemain de la soirée du vendredi 13 octobre. Sciamma, qui a fréquenté la librairie rue de Charonne et y a animé une rencontre autour de son film iconique Portrait de la jeune fille en feu, a en effet contacté l’équipe de Violette & Co pour leur proposer de projeter son dernier court-métrage lorsque le nouveau lieu serait prêt à l’accueillir. Une volonté de sa part de sortir des cinémas, pour ramener son œuvre dans des lieux qui, comme elle le dit si bien, peuvent être des maisons. De partager quelque chose avec ses communautés. Un choix qui a d’autant plus de sens que son court-métrage parle d’une poétesse lesbienne italienne récemment décédée. Quoi de plus approprié qu’une diffusion dans une librairie féministe et LGBTQIA+ pour lui rendre femmage ? Moi, je ne vois pas. Et c’est ainsi que le samedi 14 octobre inaugurait une série de quatre journées de projection de This is how a child become a poet (les 14, 21, 24 et 25 octobre). J’ai choisi de me rendre à la toute première, et d’assister à celle de 18h. On m’invite à descendre au sous-sol, où je découvre l’espace associatif aménagé pour l’occasion. Des chaises sont disposées, un rétroprojecteur est allumé et une petite vingtaine de personnes tout au plus prennent place. Je repère les mêmes visages que lors de la soirée de réouverture. Et bien évidemment, Céline Sciamma, qui présente son court-métrage avant de nous laisser le découvrir. Un nouveau projet de cette cinéaste, c’est toujours un événement un peu particulier dans nos vies. Mais, ici, c’est une véritable expérience. Il y a un contraste saisissant entre les plans de la maison vide de Patrizia Cavalli et les murmures de la librairie qui nous parviennent via un ancien monte-charge qui se trouve dans la pièce.
Ici-bas, la vie qui n’est plus. Là-haut, celle qui renaît dans une joie fracassante depuis la réouverture.
Au sous-sol, une lesbienne dont l’histoire est achevée. Au rez-de-chaussée, d’autres qui sont en train d’écrire la leur.
Et, comme un entre-deux, Céline qui cherche à nous conter celle de cette connaissance disparue. Qui arpente la maison à la poursuite de son occupante qui ne reviendra jamais. Comme je le fais lorsque je fouille dans les lettres écrites par mes aïeul.es, rassemblées dans une vieille boîte de biscuit chez mes grands-parents. Mais avec en prime l’envie de retrouver une jeunesse pour tomber amoureuse de Kim Novak dans Picnic. Et le privilège immense d’assister à un petit chef d’œuvre empreint d’une poésie si singulière que j’aime tant retrouver. Privilège, car ces projections dans ce sous-sol de librairie sont les seules projections françaises de This is how a child become a poet pour le moment. Il n’a été présenté qu’au Festival de Venise, à Milan et à Naples. Et chez Violette & Co. Ce moment rare touche à sa fin, et je remonte avec les autres pour la suite du programme. Une rencontre autour des textes de Patrizia Cavalli est prévue à 19h en compagnie de Céline Sciamma et de Sara Garbagnoli. Quel plaisir de les entendre raconter l’histoire de la poétesse, ainsi que les moments où elle se mélange à la leur. Des anecdotes de vie qui permettent à Patrizia de devenir bien plus qu’un simple nom sur une couverture de recueil. Un « fantôme turbulent » – pour reprendre les mots de Sciamma –, qui n’hésite pas à se manifester en faisant vaciller l’ampoule éclairant la pièce. Ou bien était-ce un dysfonctionnement électrique ? Je préfère croire que non. Elle s’incarne trop dans les lectures de ses textes qu’en ont fait ensuite Céline et Sara pour qu’il s’agisse d’une banale coïncidence. Des poèmes sur la vie. Des poèmes sur les femmes. Des « tubes » qui prêtent parfois à sourire (« Quelqu’un m’a dit que c’est sûr, les poèmes ne changeront pas le monde. Moi je réponds que oui, c’est sûr, les poèmes ne changeront pas le monde. » est un de mes préférés). La lecture s’achève avec un temps de questions/réponses sur la poétesse et sur le court-métrage de Sciamma, qui nous démontre à nouveau toute la poésie de sa répartie sur des questions presque métaphysiques. Quand on lui demande ce que signifie pour elle être poète, elle répond que c’est « la façon la plus courageuse et modeste de formuler ses idées ». Et je pense que Patrizia Cavalli serait tout à fait d’accord avec une telle définition.
Je ne pourrais pas détailler aussi précisément les autres événements qui ont jalonné cette réouverture, car je n’étais pas sur place, mais on peut aussi évoquer la soirée « Dancing gouines » au Tango qui concluait ce week-end de festivités avec des lectures du Kamasutra Queer par leurs auteurices Les Sapphos et des performances de Camille Cornu et d’Ella Boureau, suivi d’un DJ set de Johanne Gabriel. Un programme chargé pour le reste du mois d’octobre, avec la présence de Violette & Co sur un stand de livres à Cineffable du 27 au 29 octobre à l’espace Reuilly, ainsi que la soirée Hallogouine des Sapphos le 31 au soir au Pavillon des Canaux. Et, surtout, le lancement de l’édition augmentée de Ravages de Violette Leduc aux éditions L’Imaginaire, le 26 octobre à 19h30. On aura l’occasion d’en reparler bientôt en détails de ce livre-là.
Mais, pour l’heure, je profite de mes derniers achats dans cette librairie qui avait manquée. Encore ravie d’avoir pu assister à sa réouverture et à ce qu’elle avait à nous offrir. Impatiente de voir ce qu’elle nous réserve et de participer à son histoire. D’y retourner pour dénicher de nouveaux livres à aimer. Ou de nouveaux amours dans les yeux desquels lire, posée au café.
Mon porte-monnaie pleure.
Mes étagères craquent.
Mais merci et longue vie à Violette & Co.
Sources :
- Le compte Instagram de Violette & Co : @violetteandco.librairie
- Une interview d’Olivia, réalisée le 20 octobre 2023
- Le flyer distribué lors d’événements présentant le projet de reprise
- Le marque-page Violette & Co glissé dans les livres à l’achat et qui retrace à son verso la signification du nom de la librairie