Queer is not bizarre : chapitre 2

Queer is not bizarrela série littéraire de Lolita Sene est sur Barbi(e)turix. Chaque semaine, nous vous proposons un nouveau chapitre. Continuons donc avec le second, ci-dessous. Retrouvez la publication originale de Queer is not bizarre par ICI. Chapitre 2 : Fanny

Fanny se contemple brièvement dans le miroir de sa loge avant de pianoter sur son téléphone un dernier tweet. Son assistante, Raphaëlle, se tient debout derrière elle, lui remettant en place des mèches de cheveux échappées du chignon en le vaporisant de laque, avant de lancer mécaniquement :
« Plateau dans 5 minutes, direct dans 15.
— Voilà, voilà, c’est bon je sais, répond Fanny sèchement, j’ai l’horloge au corps. Donne-moi mes notes, s’il te plait, elles doivent être dans mon sac. »
Raphaëlle est une fonceuse qui s’exécute. Elle ne rétorque jamais, ne bronche pas, elle accuse les coups. Cette grande perche brune d’un mètre quatre-vingts, yeux opales, peau de porcelaine, fraichement sortie d’école de commerce, lui obéit depuis plus d’un an comme une servante. « La soif de réussite… Paillettes, likes et tapis rouge, pense Fanny en la regardant se mouvoir dans son dos, audience au max pour se faire payer sa jolie vie par des marques. Si à l’époque j’avais pu y croire autant qu’elle, j’y serais sûrement arrivée plus tôt, au lieu de passer mes journées au lit avec mon ex. Enfin bref, c’est fait maintenant… » Quand elle plonge dans ses réflexions, Fanny se mordille les cuticules de son pouce droit. Elle observe Raphaëlle qui se penche de tout son corps pour attraper la besace qui a accidentellement glissé derrière le canapé. Elle se dit qu’autrefois, elle pouvait, elle aussi, se contorsionner comme un élastique, son front touchait ses genoux, même à froid. Mais depuis trois ans, quand elle s’attelle à des étirements — seulement quand elle y pense, une fois sur trois, et avec toute la flemme du monde, pour garder la bonne conscience de ceux qui font « du sport à 31 ans » — c’est avec une pointe de détresse, mais aussi de tristesse, qu’elle constate ses doigts pendus à dix centimètres du sol. Elle se rassure à coup de « C’est normal, t’inquiète pas ! », c’est dans son caractère, ne pas se laisser abattre par ces conneries de magazines féminins. « La rupture avec Maro m’a faite vieillir. T’imagines, sept années parties en fumée, c’était tellement brutal, tu te souviens ? C’est là que j’ai perdu des cheveux, beaucoup de cheveux, par poignée… Et puis ma souplesse. Pendant des mois, j’avais hyper mal aux articulations, comme de l’arthrose. Mais bon, c’est pas si grave, c’est juste psychosomatique, tu vois… »

Fanny se souvient de son enfance en me récitant les différents lieux-dits par lesquels elle est passée tant ses parents ont souvent déménagé. Lisieux, Marciac, La Baule, La Couronne, Béziers, Les Arcs, Montmorency, et j’en passe. Ils auraient bougé plus de dix fois en huit ans, près de quinze fois en vingt ans. À la fin, ils avaient ralenti la cadence, aboutissement de la carrière de son père. Tout ce mouvement lui avait néanmoins donné cette hyper-sociabilité mêlée à une étrange hypersensibilité : « Il fallait que je me fasse de nouveaux amis à chaque rentrée, en sachant déjà qu’on finirait par repartir bientôt. Alors je foutais rien en classe et je m’amusais à faire des rencontres. À me faire des copines, un tas de copines, le plus vite possible… Après quoi, je rentrais chez moi, et je chialais. » Elle ne sait toujours pas comment elle a réussi à obtenir son bac littéraire tant elle s’est trouvée être trimballée à droite à gauche jusqu’à ses seize ans. Peut-être en partie grâce à la poésie qu’elle a découverte sur le tard et dévorée comme celui qui veut rattraper ce dit retard. Mais très certainement aussi parce qu’elle est, de toute évidence, surdouée — le classique de la gamine au QI trop élevé qui est à la traîne, toujours dans les derniers, blasée.

Elle avait été une enfant à la fois marginale et excentrique, on ne savait jamais par quel bout la prendre puis la maintenir. Elle tapait des crises, trop souvent, révoltée. Elle aimait claquer des portes. L’absence de ses parents près d’elle, l’absence de frère ou soeur, lui avaient appris à s’ennuyer et à se divertir comme elle pouvait. Elle s’était ainsi inscrite de sa propre initiative au club de patinage artistique à l’âge de dix ans, et avait remporté plusieurs médailles en compétition nationale. C’était là que ça avait commencé. Son attirance pour les autres, ceux qui sont différents, elle le décelait sans parvenir à son jeune âge à poser un mot dessus. D’abord son prof de patin, qu’elle côtoyait plusieurs fois par semaine. Cyril, il s’appelait, coupe au bol de cheveux couleur ébène, le visage parsemé de taches de rousseur. Il trimballait sa bouille, avec sa moue très rouge, et ses yeux sombres, il la taquinait souvent, il l’adorait. Pourtant, clairement, Cyril était gay : quand l’entraînement touchait à sa fin, Fanny remarquait un autre jeune homme qui venait attendre Cyril, assis sur les gradins. Ils repartaient ensemble. Fanny avait du béguin pour lui. Non pas pour lui, en tant que sexe opposé, mais lui en tant que personne qui s’affranchit des carcans de la société, qui vit à fond sa propre liberté. Elle s’est aussi souvent sentie jalouse, à cause de leur proximité. Jalouse puisque attirée. Fanny n’en avait encore jamais parlé à quiconque : « Moi-même j’ai du mal à saisir, tu vois, c’est flou, cette période… Je sais que je n’étais pas amoureuse de lui, mais putain j’avais mal au ventre à chaque fois que son mec déboulait. J’avais envie d’être ça, moi aussi, ce truc que tu voyais nulle part, deux mecs ensemble, quoi.
— Raconte-moi ton premier flirt.
— Ah, ça a été pour une nana, fait-elle en souriant. En classe de CM2. Je m’en rappelle encore, Anne-Cécile. On ne peut pas oublier le prénom d’une personne qui nous fait cet effet. Donc on s’était tous rendu en salle de projection. Ils avaient installé plusieurs rangs de chaises, et je m’étais assise par hasard juste derrière elle. Le film commence, on éteint les lumières, noir complet, et d’où je suis, bien entendu, j’assiste en première loge au début d’une complicité entre elle et son voisin. Ils ont commencé à créer ce jeu, qu’ils ont fait perdurer pendant toute la séance : celui qui se sent fatigué peut s’appuyer sur l’épaule de l’autre, puis quand l’autre se fatigue, les rôles s’inversent. Donc ils faisaient ça, comme ça, en ping-pong, et vas-y que je te touche l’épaule avec ma joue, puis tu me touches l’épaule, puis on échange encore… j’étais verte. Déjà, parce que je pouvais pas suivre le film, mais surtout, et c’est là que j’ai compris qu’il y avait un truc qui tournait pas rond chez moi, c’est que j’avais envie d’être à la place du garçon. Et de jouer avec Anne-Cécile. J’avais envie qu’elle pose son visage contre mon épaule.
— Tellement lesbien.
— Pfff, je sais !
— T’as fini par l’embrasser ?
— Un peu brusquement, mais oui. On était dans la cour, on s’amusait à l’écart, ou on discutait. Je me souviens pas grand-chose sauf que j’étais éperdument hypnotisée par elle. A moment, ça m’a pris, je l’ai agrippée par le cou et je l’ai comme ça tirée vers moi pour la forcer à m’embrasser. Elle m’a repoussée, violemment avec ses deux mains, elle était sous le choc, tu parles, elle trouvait ça dégueulasse. Ensuite, elle m’a complètement ignorée, j’aurai même pas été invitée à son anniversaire.
— Et la première consentante ?
— A ton avis ?
— Dis-moi.
— Maro, bien entendu, qu’est-ce que tu crois… »

Fanny a souffert lentement et en silence de leur séparation. Même après toutes ces années, elle ne s’est pas encore bien remise. Elle joue le faux-semblant, que ça va, j’y pense plus, je trace ma route, j’excelle — je n’ai jamais eu besoin de toi. Mais après quelques verres, Maro se loge dans ses pensées, confortablement, et lui donne du fil à retordre. Fanny doit faire attention à sa consommation d’alcool, elle sait combien elle peut se perdre dans sa douleur quand elle picole trop. Quatre verres, soit une demi-bouteille, toujours avec des amis, toujours pour le dîner, limite ultime. Sinon elle bascule dans l’obscure, et ça, elle ne veut plus l’explorer.

Fanny fréquente Jean, une productrice originaire de Montréal qui a perdu son accent depuis qu’elle s’est installée en France, il y a quinze ans. Leur rencontre s’est faite presque immédiatement à la suite de Maro, à peine quelques mois, d’abord pour combler un vide, calfeutrer sa peine, ensuite parce que Jean s’est montrée attentive. Et fun. Très fun. Il y avait quelque chose de moins cérébral, de plus simple, de gai, ce qui a tout de suite plu à Fanny.
Jean lui a ensuite dégoté un poste à la télé, pour une émission diffusée sur une chaîne satellite, qui ne payait pas de mine mais a commencé à lui rapporter un peu d’argent et une petite renommée. Avant, Fanny postait des vidéos d’elle sur un compte Instagram « Dear Deer Queer » dans lesquelles elle donnait des conseils pour s’affranchir, et comment mieux accepter son homosexualité, elle parlait de sa période drag queen, de ses expériences diverses. Pendant un temps, les associations LGBT en ont fait leur petite coqueluche, sur les devants des chars et des plateaux télévisés. Elle maîtrisait tout : elle savait comment parler, elle savait comment répondre. On l’invitait chez Ruquier, Laure Adler, Augustin Trapenard lors d’une matinale avec d’autres blogueurs, à une table ronde en compagnie d’Arnaud Viviant dans l’émission le Masque et la Plume. Elle n’était pas même un petit nom dans ce milieu, une poussière qu’on évincerait vite, mais elle aimait cette sensation : se lever chaque matin pour se consacrer à sa microscopique, pour l’heure, quoique importante révolution. Elle militait comme elle pouvait.
Depuis elle a évolué, se dit-elle, d’Internet à la cour des grands, maintenant, c’est elle la présentatrice, c’est elle qui choisit ses invités. Parfois elle se demande si elle ne devrait pas se donner un look plus androgyne, se couper les cheveux comme Stewart ou Delevingne. Ça lui irait bien. Mais surtout, ça la rapprocherait de son icône du petit écran, Ellen DeGeneres, dont elle voudrait en devenir la version française.
« Quand je regarde ce que fait Maro, sincèrement je me dis qu’on a bien fait. On était clairement différentes, elle est beaucoup trop antisociale, trop refermée sur elle-même, sur ses angoisses…
— Fanny, doucement…
— Non, sérieusement, coupe-t-elle, j’en serais pas là si on était restées ensemble.
— Tu en serais où, alors ? » Mais Fanny ne me répond pas, elle pose la main sur son téléphone : une idée lui parcourt l’esprit, aussitôt oubliée, tant pis, ça sera pour un prochain tweet.
« Tiens d’ailleurs, continue-t-elle, je voulais savoir, Maro est au courant que tu m’interviewes et qu’on va se retrouver dans le même film ?
— Alors, elle ne veut pas parler de toi, mais elle n’a pas mentionné de te censurer.
— Tu devrais lui dire…
— Ouais, et bien, on verra, j’ai encore pas mal de matière à tirer d’elle, je voudrais pas qu’elle se braque… Bon, tu en serais où, si vous étiez encore ensemble ?
— A mon avis, pas plus loin qu’il y a trois ans… Dans cet appartement à Stalingrad, avec notre chat, qu’elle a d’ailleurs encore vu que je me suis barrée du jour au lendemain. Je travaillerais toujours chez 20 minutes après mon stage, ou peut-être qu’Arte aurait enfin répondu à mes candidatures, t’imagines, même en passant par la rédaction où je connais les deux directeurs, c’est une tannée pour décrocher un rendez-vous. Bref… Qu’est-ce qu’on ferait d’autres ? On sortirait parfois danser chez Moune, Rosa Bonheur, mais bien évidemment que en été, puisqu’elle déteste le froid et préfère rester cloîtrée à la maison de novembre à mai. Sérieux, elle était tout le temps au lit, anti-sociale comme je dis. OK, je sais, ça a été un truc que j’ai aimé, au début avec elle, on ne voyait personne, on faisait l’amour tout le temps, on avait nos soirées-séries, L Word forcément, on se commandait sushis, viet, ou libanais, et ça nous suffisait, on se suffisait à nous-mêmes… C’est dingue quand j’y pense le temps qu’on a pu passer toutes les deux, doigts liés, rien qu’elle et moi. Franchement, ça n’est pas vivable, pas ad vitam aeternam quoi ! Au bout d’un moment tu pètes un câble et…
— Attends, Fanny, t’emballe pas, on perd le fil, là. Tiens-toi à répondre aux questions s’il te plait.
— Tu crois que je pourrais avoir un droit de regard avant la diffusion ?
— Merci pour ta confiance, depuis le temps !
— Je t’apprécie beaucoup, Julia, vraiment. Mais tu restes avant tout l’amie de Maro. J’ai accepté de participer à ton documentaire parce que, déjà, ça me fait très plaisir, mais aussi parce que je t’apporterai de l’audience. Et je voudrais que tu me rendes un service en retour… »
Taciturne, j’attends qu’elle continue. On se fixe intensément, tandis qu’elle triture un morceau de papier entre ses ongles, le pliant, le froissant, le dépliant. Enfin, elle finit par me dire d’une voix réfléchie, posée, comme si elle avait répété ce moment plusieurs fois jusqu’à notre rencard :
« Est-ce que tu pourrais lui parler de moi s’il te plait. Dis-lui que j’ai bien changé, que je semble épanouie… Voilà, dis-lui que je me suis calmée, que je tape moins de coke, que je travaille vraiment dur. Dis-lui que j’ai un cul d’enfer, ça la fera rire. Enfin, trouve quelque chose pour que ça fasse tilt chez elle, qu’elle veuille me revoir, au moins pour voir, au moins une fois… Oui, c’est pathétique, je sais… Tu veux que je te dise, parfois, quand je passe à la télé, secrètement au fond de moi, j’espère qu’elle mate et qu’elle morfle devant son poste.
— En gros, si je comprends bien, tu veux que je trouve un moyen de te la ramener ?
— Ouais, sinon pas d’interview, fait-elle en souriant.
— Tu me fais du chantage, là, Fanny.
— T’as besoin de moi, ta prod ne donnera rien pour ton film sans une petite célébrité en guest.
— Ma prod, c’est ta meuf, je te rappelle…
— Raison de plus pour pistonner.
— OK, je trouverai quelque chose. Genre, une soirée où vous serez forcément là toutes les deux.
— Ton anniversaire.
— Non, pas mon anniversaire. Elle m’en voudrait à mort, sur ce coup-là. Ne t’inquiète pas, je vais y réfléchir, mais ne me mets pas de bâtons dans les roues. On commence, et crois-moi, tu l’auras ta Maro, rien que pour toi.
— Merci, Julia.
— Ne me remercie pas puisque, apparemment, je n’ai pas vraiment le choix. Bon, je vais recommander une bière. La même chose pour toi ? »
De loin, depuis le comptoir, parmi les autres clients du bar, je vois Fanny affalée contre le dossier de sa chaise en train de doucement défaire ce chignon qui lui tire le front et les tempes, glissant les épingles une à une entre ses lèvres. Elle passe les mains au milieu de sa tignasse qui retombe en boucles épaisses sur ses épaules. Elle est belle comme ça, je pense, quand elle n’est pas dans le maintien de son corps, quand elle n’est pas dans le contrôle de son visage, quand elle oublie qu’elle n’a besoin de rien pour être dûment contemplée.

>>> Chapitre 3, le lundi 16 avril ! En attendant, découvrez des extraits sur le compte Instagram de Queer is not bizarre ! 

Crédits photos : Marie Rouge

Angie

Caution bisexuelle de BBX, Angie écrit sur le cinéma et les arts. Mais en vrai, elle aime surtout les paillettes et les sequins dorés. Twitter : @angelinaguiboud