Sidonie travaille dans un ministère où elle cache précautionneusement son homosexualité. Dans le quatrième épisode, elle prenait sous son aile sa jeune stagiaire Alice, en proie à un lourd chagrin d’amour…
C’est un vendredi soir de septembre, chaud, lourd, moite. Alice, ma jeune stagiaire, et moi, venons de vivre un moment particulier dans l’open space. Quittée par son amie Rosa, elle s’est effondrée, et je l’ai ramassée à la petite cuillère.
Les distances liées au monde du travail ont explosé. Et puis, avec ce qui va suivre, cette cinquième leçon, rien ne sera plus jamais pareil. Allez grand-mère, sors-toi les tripes, la jeunesse t’attend sur le terrain de l’honnêteté, voici : le coming out surprise !
Donc, dix-neuf heures, un taxi nous emmène chez moi. Alice, qui s’était endormie, se réveille en sursaut quand la voiture s’arrête. Je dois l’aider à sortir. Elle est faible, fourbue, bouffie, loqueteuse, fripée. Et maculée, tout comme moi, de vomi de jus de pommes. Sur le trottoir, je me lance :
Sidonie : Alice, il faut que je te dise, je vis avec une femme.
Alice : Pardon ?
Sidonie : Je vis avec une femme.
Alice : Ah ? Oui vous…
Sidonie : Oui. Tu vas la voir. Elle sait qu’on arrive.
Alice : Mais… Pourquoi vous ne me l’avez pas dit avant ?
Sidonie : Je n’en parle pas au boulot.
Elle me regarde un peu bizarrement, il me semble… Je rougis. J’ai peur qu’avec du recul, elle aille s’imaginer des choses… Quand je la consolais dans l’open space… Mais non…
Alice : Je ne dirais rien.
Sidonie : Merci. Au fait, tu es virée.
Je lui arrache un sourire. Nous entrons dans l’immeuble, puis dans l’appartement. Ma fille, en pyjama, court vers moi et me saute dans les bras. Mes sacs de courses tombent par terre, je la soulève, tourne, respire sa peau, ses cheveux, je l’embrasse, je la serre, je la palpe, rah, ma fille, ma fille, mon sang, ma chair, ma fille…
– Maman, je t’ai fait un collier avec pleiiiiiiiiiiiiin de perles !
Je fais les présentations. Ma femme, souriante et détendue, arbore un t-shirt destroy Apple collector et moult bijoux aux couleurs vives. Alice la regarde, me regarde, la regarde… Oui, oui, petite, c’est bien ce que tu imagines. Il y a un silence. Je m’amuse un peu de la surprise d’Alice. Tiens gamine, vlan ! Pour une fois, c’est toi qui prends ta claque.
Sidonie : Hum ! Alice, tu préfères te laver, manger, te poser…
Alice : Je ne sais pas…
Sidonie : Alors, commence par une douche.
On lui trouve un change, un jean, un t-shirt, un beau collier de perles. Alice n’a évidemment pas le cœur à discuter, ou à boire un apéritif. On lui conseille d’aller s’étendre un peu avant le dîner, ce qu’elle accepte volontiers.
Alice : Désolée mais je me sens vidée…
Sidonie : On va te cuisiner des légumes. Dors un peu.
Je l’installe dans notre bureau, qui fait aussi office de chambre d’amis et de penderie. Bien. Pour ma part, une fois propre et dans mes vêtements du week-end, je me sers un double whisky on the rock dans la canap. Pfff… Quelle journée… Je me demande un peu quel regard Alice peut poser sur notre appartement, sur toutes ces petites choses qui disent notre vie, notre quotidien, notre intimité, comme une photo sur le frigo, un bouquet sur la table, nos journaux en vrac près du canapé, le bocal de marrons ramassés au square… J’ai mis une telle distance entre ma vie privée et le boulot (ma femme me le reproche un peu), je m’y suis tellement appliquée, tellement tenue, que voir Alice chez moi est vraiment étrange. Open space, private space, space…
Et puis, étant donné la situation, ce n’est pas la folle ambiance, ce n’est pas le coming out aux cotillons et au champagne, hourra, vive l’amour, on se roule une pelle, elle est belle ma femme, bienvenue chez nous, dans le plus beau foyer homoparental de la planète ! Non. Mais pour moi, c’est déjà beaucoup.
Nous dînons sans Alice, profondément endormie. Puis, vient l’heure du coucher pour ma fille, qui négocie la lecture d’histoires comme une marchande de tapis. Ok, ok, sacrebleu, deux, deux histoires, allez, brossage des dents et au lit ma belle cocotte. Puis, vient l’heure du tête-à-tête avec ma femme, de ce baiser et de cette étreinte qu’on ne se donne devant personne, de ses mains dans mon dos, you’re so tense, baby, let me help you, de ce massage qui m’apaise, m’emmène, m’enveloppe, et qui peut tout à fait dégénérer, hou… Viens ma femme, viens me faire une nuit de douceur après cette journée de chagrins, viens me consoler de tout, réconcilie-moi, you’re so brave, let me take care of you, viens me montrer comme la vie est belle et douce, je suis HS, ranime-moi à force de baisers et de caresses, je t’aime tant, so fucking much.
Quatre heures du matin, des pas dans le couloir me réveillent. Je surprends Alice qui s’en va.
Alice : Je vous laisse. Il faut que j’aille voir Rosa.
Sidonie : Maintenant ?
Alice : Oui. Je l’ai appelée. Je veux qu’elle me dise les choses en face.
Sidonie : …
Alice : Oui, elle part tout à l’heure. Elle reprend la route. Après, ce sera trop tard.
Rosa la Rouge, la voyageuse, l’alternative, éternellement entre deux pays, trois départs, plusieurs femmes.
Sidonie : Bon, tu ne t’énerves pas, et tu reviens ici, si ça ne va pas.
Alice : Ok. Et vraiment, merci pour tout. Et désolée pour ce qui s’est passé au boulot et d’avoir vomi sur vous et crié, et tout…
Elle regarde mon t-shirt et souris. C’est l’Apple collector destroy de ma femme… Elle me donne un petit coup de poing sur l’épaule.
Alice : Je vous surkiffe !
Sidonie : Vas ! Tu me donnes des nouvelles plus tard.
Alice : Oui chef.
Vraiment, je suis fan d’Alice, même en larmes, même en vrac, même à quatre plombes du mat’. Je vais la retrouver dimanche en fin d’après-midi, abattue, seule, sombre, définitivement sans Rosa. Je lui imposerai fermement une semaine de congé chez ses parents. Hop, direction la Gare de l’Est, sans discuter. Vas, petite, au sein de ta famille qui te tend les bras.
Alice loin de Paris, la leçon n°6 attendra. La prochaine fois, je m’offrirai une sorte de récréation, si vous voulez bien, la douceur d’un souvenir, la gaité d’une anecdote, un soupçon d’érotisme lesbien : Yolanda.