Vivian Maier : Féministe malgré elle

Vivian Maier est un électron libre.  Ses photos, découverte posthume auréolée de mystère, ont considérablement apporté au patrimoine de la pensée et du respect humain. Elle a été humaniste et féministe malgré elle.

Pour nos convictions et face à l’adversité, nous avons tendance à nous [re]grouper. L’esprit communautaire est aujourd’hui un refuge, une identité, une raison d’être mais aussi une arme de destruction massive, malheureusement pas toujours bien utilisée. Si les communautés rassemblent, sur un premier plan d’observation, il est aisé de constater que sur un second plan, elles peuvent diviser. Communautés contre communautés, la compréhension de l’autre dépasse l’entendement. Et si l’humanisme profond se désolidarisait de toute communauté ?

En effet, l’humanisme, le féminisme, la religion, ou toute autre appartenance philosophico-religieuse peuvent se vivre intérieurement, sans bannière ni poing levé, et vu d’une autre fenêtre, sous un autre angle, les vertus n’en sont que démultipliées. Plusieurs électrons libres l’ont prouvé et le prouvent encore. Personnalités franches mais discrètes, à tendance solitaire, et au destin parfois empreint d’une forme de tragique, ces hommes et ces femmes ont tous brillé dans un combat rassembleur qu’ils ont mené malgré eux. Le vrai talent. Vivian Maier en fait partie.

Née en 1926 et morte en 2008, le parcours de Vivian Maier est très atypique car si le public peut connaître aujourd’hui ses photos et quelques bribes de sa vie, c’est grâce à la curiosité d’un jeune étudiant américain qui a obtenu aux enchères, pour 380 dollars, un carton rempli de négatifs. Interpelé par la qualité des photos qu’il découvre et par le mystère qui entoure l’auteure des clichés, il part en croisade et fait progressivement la lumière sur une femme dont seul le talent égale la discrétion.

Nourrice de profession, Vivian Maier a scandé sa vie au gré des contrats qui la liait à des familles de New York. Elle promenait les enfants qu’elle gardait, dans divers quartiers, parfois mal famés, et elle prenait des photos de rue, avec son Rolleiflex pendu à son cou. Un regard, une mise au point, un cliché sur le vif. Cette routine a duré toute sa vie. La nounou solitaire trainait ses guêtres et ses manteaux anachroniques avec un seul but : l’observation décomplexée de son monde, de sa société. Après sa mort, le jeune étudiant a retrouvé quelques 300000 clichés non-développés. Sur des pellicules fourrées dans des boites. Une femme prend des photos du monde qui l’entoure et meurt sans jamais en avoir vu plus d’une centaine développées…

Sur ces photos, des hommes, des femmes, des enfants. Des rires, des pleurs, des situations devinées, des scènes de vie. Vivian Maier a un regard photographique, politique et social. Derrière sa couverture de nourrice, elle travaille comme une journaliste du quotidien au service de l’humanité, « une espionne » dira-t-elle sur une de ses nombreuses cassettes audio enregistrées. Elle témoigne des forces et des faiblesses de son temps en promenant des enfants qui ne sont pas les siens. Humaniste mais solitaire. Aucune relation amoureuse ne lui a été connue, aucun homme, aucune femme, elle n’a jamais eu d’enfant. On lui attribue une aversion épidermique pour les personnes de sexe masculin, et une farouche envie de se libérer d’eux à tout prix : elle refusait leur aide et leur contact, comme un combat personnel et ordinaire dont certaines personnes ont été témoins mais dont elle n’a jamais parlé. Au-delà de cette aversion qui n’a jamais été clairement expliquée, elle a su prendre des portraits d’hommes saisissants d’humanité et de beauté à travers leur virilité.

Vivian Maier, dans son art secret et sa vie intérieure, a su faire ressortir tout l’éclat des individualités qu’elle croisait. Sans jugement, ni cloisonnement. Les yeux vers le monde, puis à travers son appareil, elle s’est octroyé le droit, dans des années où ce n’était pas forcément évident, d’observer la société avec un regard de femme. De femme rendue inoffensive par sa fonction de nourrice. Comme un caméléon, elle a été ce que la société attendait d’elle et elle a transcendé sa propre condition en ouvrant les yeux du monde, de manière posthume. Elle n’a rien imposé de son vivant. Elle a entreposé des traces de clichés dans un garde-meuble, et personne ne sait si elle avait le secret espoir que ses photos soient découvertes ou non. Ça ajoute au mystère, ça ajoute au talent.

 

Vivian Maier a traversé sa vie sans rien demander à personne. Invisible, mais pas transparente, elle n’a jamais rien eu à prouver à qui que ce soit. Sa solitude a nourri son ouverture sur les individus et la société qui l’entouraient. Aujourd’hui, ses photos rassemblent. Il y a cet étudiant qui est allé à la rencontre de ceux qui l’ont connue, il y a les techniciens en photographie qui sont chargés de développer les pellicules retrouvées, et il y a le public qui remplit les galeries où ses photos sont exposées. Sans avoir appartenu à aucune communauté, à aucun groupe, sans aucune prétention, Vivian Maier a réussi, à son insu, là où bon nombre de militants activistes d’horizons divers, et au prix d’une énergie follement dépensée, échouent : faire bouger et réfléchir les foules dans un seul élan fédérateur.

Est-ce utopique de croire que chacune de nos passions, personnelles et discrètes, peut être mise au service d’une humanité apaisée dans ses différences et ses contractions ?

 

Hisis Lagonelle

Prof en phobie scolaire, lectrice monomaniaque, Hisis collectionne les Moleskine et s'amuse à imiter Marguerite Duras.