« Elle n’avait, semble-t-il, aucun mal à assumer les deux rôles et elle changeait de sexe très souvent, même si c’est une chose difficile à concevoir pour tous ceux qui n’ont jamais porté qu’un genre d’habit. Et il ne fait aucun doute que qu’elle faisait double moisson grâce à ce stratagème : les plaisirs de la vie se trouvaient accrus et multipliés. Contre la rigueur des pantalons, elle échangeait la séduction des jupons et elle pouvait ainsi être aimée par les deux sexes également. »
En écrivant le délicieux, Orlando, Virginia Woolf, confirma sa position d’auteure avant-gardiste et audacieuse. Quoi de plus novateur que d’aborder le genre comme interchangeable et comme une construction en 1928 ?
Présenté comme une biographie, l’ouvrage n’en respecte que peu de temps les règles, le narrateur n’hésite pas à intervenir dans le récit et à s’adresser directement au lecteur, à la manière de Denis Diderot dans Jacques Le Fataliste et son maitre. Mêlant avec désinvolture éléments historiques et anachronismes, Virginia Woolf fait courir l’histoire de cet être extraordinaire sur près de quatre siècles.
Le récit commence au XVIe siècle alors qu’Orlando n’est qu’un jeune aristocrate avide de combats et de poésie. Animé par la littérature et l’écriture, il se comporte en mondain digne de ce nom cotoyant Shakespeare et consorts avant d’avoir le cœur brisé par une princesse russe à l’androgynie caractérisée : « il (Orlando) perçut une silhouette émergeant du pavillon de l’ambassade moscovite. On ne pouvait dire si c’était celle d’un homme ou d’une femme car le pantalon et la tunique amples, à la mode russe, dissimulaient le sexe, et Orlando fut saisi de la plus vive curiosité. » Cette silhouette qui se révéla être une femme le trompa et Orlando s’en fut loin dans son château, ne songer plus qu’à la littérature en compagnie du poète Nick Greene. L’homme traverse les années puis les siècles avant de devenir ambassadeur en Turquie.
Le pays où la vie d’Orlando bascule. Lors d’une émeute à l’ambassade, Orlando s’endort dans sa chambre. Le croyant mort, ses ennemis partent. Or, le jeune homme dort d’un sommeil si profond qu’il ne se réveillera que quelques années plus tard…en femme. Elle reste pourtant Orlando et doit peu à peu prendre ses marques dans ce nouveau corps mais aussi adopter tous les codes qui régissent son sexe.
La voix de Virginia Woolf résonne clairement à ce moment du récit pour démontrer à quel point toutes ces choses, censées être naturelles chez les femmes, ne sont en fait que constructions sociétales. Femme de lettres indépendante, elle refuse de faire salon chez elle. Elle se force à boire du thé telle une élégante, le trouvant pourtant insipide. Le tabac qu’elle fumait en public est cantonné à son domaine privé. Bien qu’Orlando trouve ces règles absurdes, elle les accepte en public comme un jeu, elle qui a connu la liberté masculine.
Autre sujet d’oppression des femmes relevé à juste titre par Virginia Woolf : le mariage. Âgée de plus de trente ans, Orlando ressent un véritable malaise à être encore célibataire et le perçoit comme une terrible maladie, d’autant plus qu’elle voit toutes les femmes de son entourage l’être : des soubrettes aux reines en passant par les bourgeoises et les ouvrières. Ainsi, moult réflexions ponctuent ce récit à la fois sur la construction du genre, sur le poids des traditions, de la société, sur l »‘état naturel » de « la » femme.
Si Orlando est devenue femme, elle continue pourtant d’aimer le sexe féminin et s’acoquine du sexe masculin par tradition. Dans le passage cité plus haut, l’auteure la caractérises ouvertement de bisexuelle et Orlando devient de plus en plus clairement, son avatar.
Si les thèmes sont avant-gardistes, cette écriture libre, jouant de l’imprécision s’apparente à de l’auto-fiction,un genre qui s’institutionnalisera qu’une vingtaine d’années après, lors de l’émergence du Nouveau Roman.
Orlando a été adapté, librement, au cinéma par Sally Potter en 1992 et interprété par Tilda Swinton (Qui d’autre ?)
Angie