Culte : Le puits de solitude de Marguerite Radclyffe Hall

Dans le parc du petit village où vit mon père se trouve une cabine téléphonique anglaise qui n’a rien à y foutre, puisqu’elle se trouve en région PACA et que tout le monde a un téléphone portable. Dedans pourtant s’est installée une petite bibliothèque gratuite, où l’on peut prendre, mais aussi laisser, des livres pour tous et toutes. J’aime bien y déposer des bouquins (la dernière fois j’y ai même foutu une biographie de Damien Saez, déso pas déso) et voir ce que les gens laissent, même si ce sont souvent les mêmes biographies d’hommes politiques de droite des années 80, quelques Harlequin (qui rencontrent toujours un franc succès pendant les vacances, c’est de la Haagen Dazs en forme de livres avec des pépites de patriarcat et de mâle alpha), un Régine Desforges et de vieux numéros de Geo Magazine.

Je ne me fais souvent pas d’illusions sur ce qui m’attend quand j’y vais. Je me trouve dans un petit village du sud oùn à chaque élection, les gens ont le choix au second tour entre un candidat de “droite” et un candidat de “divers droite”. Autant dire que les bouquins de Sarkozy, sans oublier ceux dédiés au Général de Gaulle ou à Chirac qui s’y trouvent ne sont pas forcément ceux qui me font vibrer, mais ils ont leur public.

Condamné pour obscénité

Pourtant, à la fin de l’été, et sans crier gare, je suis tombée sur une petite pépite venue d’ailleurs, d’Outre-Manche en fait, un livre dont je n’avais pas entendu parler, honte à moi, et qui fut en cette fin d’année 2022 une véritable révélation. Je veux bien sur parler du Puits de Solitude de Radclyffe Hall (dorénavant disponible dans la superbe collection L’imaginaire de Gallimard), une autoresse anglaise (c’est ainsi qu’elle l’écrit dans son roman et je dois avouer que ça sonne plutôt bien). Elle signe ce livre culte et ouvertement lesbien à la fin des années 20 qui fut rapidement interdit pour obscénité au Royaume-Uni à sa sortie en 1928, malgré les soutiens de grands écrivains et écrivaines tels que Virginia Woolf. Qu’importe : il fut édité à la place aux Etats-Unis, où en une dizaine d’années, il s’écoule à plus d’un million d’exemplaires. Normal. Le Puits de solitude est un Grand Livre, avec des majuscules à “grand” et puis à “livre”.


 

Stephen, un.e grand.e personnage

Le Puits de Solitude est un ouvrage dense, s’inscrivant complètement dans le grand roman anglais de la fin de l’époque victorienne et du début du XXème, qui sent bon la rosée du matin sur un jardin impeccable, les manoirs avec de grandes cheminées et la brume dehors. On imagine sans se tromper les balades en chevaux en forêt, l’aménagement riche des manoirs ou les mariages bourgeois avec des types bofs qui sont de bons partis. Les fans de Jane Austen – dont je fais évidemment partie – sauront de quoi je parle.

On y suit les aventures et la vie extra-ordinaire de la jeune Stephen, fille unique d’un riche couple, qui découvre dans ses tendres années qu’elle n’est pas “comme les autres” et que sa sexualité et ses amours sont considérées par la société comme interdites. Une jeune femme qui décidera, malgré tous les coups que lui donnera le destin (et ce dernier ne sera pas radin là dessus pour elle, presque du début jusqu’à la fin), de rester droite dans ses bottes en refusant la honte, la pitié ou le dégoût que certaines personnes souhaiteraient qu’elle ressente. Une femme intègre et brillante, homosexuelle et écrivaine, dont la vie l’amènera à conduire des ambulances pendant la guerre (et en devenir une héroïne) où à se réfugier à Paris pour connaître une paix relative de l’esprit et des amours.

Si cet ouvrage se fait le reflet de ce que devaient vivre les femmes lesbiennes au début du XXème, Le Puits de Solitude offre aussi surtout une dépiction inoubliable de la nature, certes, parce que littérature anglaise toi-même tu sais, mais aussi des descriptions touchantes et brillantes de la naissance des premiers sentiments amoureux. Marguerite Radclyffe Hall évoque ainsi parfaitement cette période quand on est jeune et où on voue un culte aveuglant à une inconnue qui ne nous prête aucune attention, sans oublier les premiers baisers avec des briseuses de coeur pour lesquelles on est prêtes à tout alors qu’elles ne donnent rien. Et puis surtout, la grande  rencontre, celle avec l’âme soeur, dont les sentiments partagés et l’amour inconditionnel ne suffisent parfois pas à sauver la relation (mais je veux rien spoiler, faut le lire).

Si le personnage de Stephen est inspiré d’une amie de Radclyffe Hall (dont la magnifique photo avec le petit chien illustre cet article), je ne peux m’empêcher de voir des points communs entre la protagoniste principale et son autrice. Certainement par le look masculin impeccable, personnifié par les tailleurs, mais aussi la naissance dans une famille d’aristocrates, où le père était d’un meilleur soutien que la mère, ou encore la vie d’autrice. J’y ai lu et vu aussi le récit d’une femme que la société souhaite absolument rentrer dans la bonne case, cette société patriarcale et homophobe qui vous rejette jusqu’au moment où elle a besoin de vous (une grande partie se déroule pendant la première guerre mondiale, où le personnage principal met ses romans de côté pour devenir ambulancière en terrain de guerre aux côtés de nombreuses autres femmes). J’y ai constaté aussi qu’il y a 100 ans, le seul soutien ne pouvait venir que de personnes de la communauté, les “invertis” comme les appelle Radclyffe Hall, quittant leurs demeures de coeur pour des lieux inconnus où ils et elles peuvent être enfin qui ils sont.

Le Puits de Solitude doit ainsi trouver une place dans votre bibliothèque pour toutes ses raisons. C’est une superbe lecture hivernale, un grand livre anglais et articulé brillamment. Les paysages y sont brillamment décrits et vivants, le style est exigeant mais lisible, il est aussi beau qu’un manoir dans la campagne anglaise un matin de novembre. Bref. Lisez le. Je me demande même pourquoi vous êtes encore là et que vous ne l’avez pas emprunté à votre bibliothèque ou chopé chez votre libraire. Mon exemplaire est parti en tout cas pour d’autres aventures, parce qu’il est beau, grand, émouvant, aigre et doux, culte et brillant, et qu’il parlera à toutes les personnes qui ont du goût.

Si le portrait de ce livre se veut élogieux, il faut néanmoins relever quelques passages datés et racistes, difficiles à lire et intolérables de notre perspective en 2023. On ne pouvait pas l’occulter.