Sidonie travaille dans un ministère où elle cache précautionneusement son homosexualité. Dans le dernier épisode, Alice et Sidonie se retrouvaient dans un bar gay du marais, l’occasion idéale pour quelques confidences…
Alice et moi sommes dans le Marais depuis deux heures. On entame notre troisième verre de vin blanc et on se lâche un peu. J’ai dit que je ne fréquentais que très peu ce quartier, et que ma dernière soirée ici, datant d’il y a plus de deux ans, s’était soldée par un fiasco.
Je vais devoir m’expliquer, parce qu’Alice insiste pour savoir comment des gens civilisés, des femmes mûres et respectables, peuvent basculer dans la plus triviale prise de bec et le jeter de Perrier citron à la figure. J’aimerais lui donner une version apaisée de l’histoire… Ce sera difficile. Allez, septième leçon : décrire objectivement l’ex de sa femme.
D’abord, ma femme, je vais lui rendre son prénom, parce que ce possessif m’agace, que je ne l’emploie jamais dans la vie, et qu’il me desservirait dans cet épisode. En effet, écrire « ma femme » peut sous-entendre l’affirmation d’une propriété, or je n’ai rien à revendiquer et ne suis pas naturellement encline à la jalousie. Elle s’appelle Cathleen, on dit Cat. Elle est irlandaise, elle a 43 ans.
Ensuite, Cat n’a pas une ex, elle a des ex, plein d’ex. Et alors, que des nanas, et ça s’enchaine, et de une, et de deux, et de trois, et allez, pratiquement sans phases d’abstinence. Dans ce troupeau de jolies filles, la plus potentiellement dangereuse pour mon couple s’appelle Anna. Parce qu’elle conserve une tendresse sincère pour Cat et que celle-ci la lui rend bien, parce qu’elles se sont tellement aimées et déchirées, ces deux-là, qu’elles pourraient bien terminer leurs jours ensemble. Égoïstement, je ne le souhaite pas, cependant il me semble que le scénario n’est pas absurde, et pire, que je pourrais l’admettre. Mais, Anna représente une menace abstraite, irrationnelle. Elle est en paix avec Cat et n’a jamais manifesté que de la bienveillance à mon égard. Anna, c’est l’élégance même, so british…
Non, l’ex moisie, la plaie, c’est Judy. Une reine, une lionne, grande et majestueuse, à crinière. Un mètre soixante-dix-huit, une carrure d’athlète à force de faire de la voile, un esprit vif, un humour décapant et une aura indéniable. Mais aussi, une tendance à la rivalité, un goût pour la dispute, une curiosité déplacée qui me froisse, tout comme sa propension à l’exhibitionnisme et au pelotage systématique de Cat après trois verres dans le nez.
Cat et Judy, ça marchait, niveau cul. Je le sais, d’ailleurs, Judy évoque sans problème, en ma présence, certains moments privilégiés où tout s’était extrêmement bien passé entre elles. Gloups. Je refuse de relever, de me battre sur ce terrain-là, je n’entends pas, je méprise. Mais honnêtement, les anecdotes intimes racontées à la ronde, les jeux de groupes où l’on écope de gages, ou toute autre forme de tou-touche-pipi collectif, ne sont vraiment pas ma tasse de thé. On pourrait résumer : Judy me trouve chiante et je la trouve lourde. Mais c’est évidemment plus compliqué.
Alors imaginez, un vendredi soir de mai, une quinzaine de copines anglaises et irlandaises, toutes homosexuelles, chacune étant plus ou moins l’ex de l’autre, bien décidées à faire la foire dans le Marais. Ça commence à la bière à 17 heures et ensuite… C’est non-stop et bien malin qui pourra dire ce que cela peut réserver. D’où, quand elles sont réunies, ma consommation exclusive de boissons non-alcoolisées.
Ce fiasco s’inscrit dans une histoire, je ne me cherche pas d’excuses, mais il s’explique. Il y avait eu Londres, beuverie, tripotages. Il y avait eu Amsterdam, beuverie, tripotages, paris idiots. Il y avait surtout eu Dublin, beuverie, tripotages, paris idiots, strip-teases. A Paris, la coupe était pleine. Voir Cat ivre morte, l’empêcher de se déshabiller, galérer pour la ramener… No thanks, déjà vu… « Sido… Sido… I will tell you something veryyyyyy important… Let me think… I love you, thaaaaat’s it. That’s very important, see, I love you sooooo much, thaaaaat big. » Ces déclarations d’amour noyées d’alcool… Ça m’a foutu la mort. Dublin un soir de match, j’ai détesté… Mais, ma Cat, pourquoi tu ne sais pas boire un peu ? Pourquoi c’est toujours tout ou rien ? Et pourquoi tu te laisses peloter par l’autre lionne, mais non, elle ne danse pas, elle te tripote, mais non, bon sang, elle ne danse pas, elle te tripote, ne te laisses plus toucher par Judy, ça me dégoûte, ok ? Ne te déshabille plus, ok, Cat ? Répète. « Déshabillez-moi… » Quelle solitude, Dublin…
Quand j’arrive dans le Marais à 20 heures, après une journée de boulot et un aller-retour à la maison pour récupérer ma fille et la déposer chez les cousines, je retrouve Cat et sa joyeuse bande dans un état déjà passablement… avancé. Je suis très bien accueillie. Judy, seule, est plus froide, mais ce n’est pas nouveau, depuis notre première rencontre, elle fait comme si nous étions fâchées de longue date. Objectivement, je ne sais pas pourquoi. La raison doit être enfouie, viscérale, et j’émettrais cette hypothèse, qui n’engage que moi : j’ai porté et mis au monde un enfant, or la gestation la révulse. Évoquez un accouchement devant Judy, elle verdit, elle tourne de l’œil. Gross ! De plus, cet enfant me lie à un homme, ce qui me rend impure, suspecte, moins gouine que les autres et, par là même, indigne de Cat.
Les copines boivent beaucoup, en changeant régulièrement d’établissement. A 21 heures, elles sont mûres et moi j’ai faim. Je propose un restaurant, mais la perspective, bien française, de se mettre à table, les rebute complètement. Elles préfèrent manger des falafels sur le trottoir, le temps de choisir un nouveau bar, pour retourner picoler.
A 22 heures, ça commence à déraper. C’est parti, les souvenirs d’anciennes combattantes arrivent sur le tapis, des histoires de fêtes et de fesses, remontant à une, voire à deux décennies. Aiguillonnées par Judy, les inséparables Amy et Dorothy sont en verve. J’en apprends de belles sur les unes et les autres, et aussi sur Cat, qui me sourit alors que j’écarquille les yeux. Really ?
Amy : Cat, you must confess this one to your wife !
Je me précipite pour dire que non, merci, je ne tiens pas à entendre l’anecdote, et j’ajoute en mimant l’indignation :
– And I am the fucking husband !
Les rires fusent. Mais Judy ajoute, pour moi :
– Oh no, sweet heart, you’re not…
Ai-je dit qu’elle ne me regardait jamais ? Et peut-on parler ici d’une castration symbolique, dois-je demander à cette experte du genre pourquoi je ne pourrais pas prétendre à un rôle d’homme ? Quoi, non ? Not even a fucked one ? Mais je ne lui demande rien, je la boucle, je n’ai pas les couilles. Cat me parle avec les yeux : « laisse tomber. » Elle sait que ça m’énerve, cette tension, cette formulation, cette arrogance, cette crinière !
Donc, je n’existe pas, ou, juste assez pour me manger une vanne lapidaire de temps à autre. Mais quand ma translucidité autorise, à nouveau, certains gestes envers Cat, ça ne va plus. Poser une main sur son épaule ou sur son avant-bras, lui glisser un mot à l’oreille, la recoiffer… Nous y revoilà. Si une personne parfaitement inconnue entrait dans ce bar et nous voyait toutes, nous observait un peu, elle penserait que Cat et Judy sont ensemble. Et de moi, elle conclurait que je suis un pot de fleur, un lé de papier peint, ou une petite française qui a atterri là par hasard et qui n’a aucun lien avec la belle blonde que la grande lionne papouille pour un oui ou pour un non.
Ce n’est pas que je prenne Judy au sérieux, mais elle me court sérieusement sur le haricot. Cat est mal à l’aise. Quand la lionne la touche, elle me regarde et à chaque fois me demande : « laisse tomber. » Donc, je laisse tomber. A chaque fois, je laisse tomber. Puisque devant Judy, on se couche. Mais ma colère monte et, elle se déplace, de Judy vers Cat. Je lui jette des éclairs : Mais enfin empêche-la, dis quelque chose !
Cat se lève et m’entraîne au comptoir. On se retrouve, elle connaît bien le malaise, je ne prends pas la peine de lui en parler. Elle propose qu’on danse un peu. Allez, ma Cat. Mais on ne peut pas s’extraire du groupe pendant des heures et nous rejoignons bientôt les filles. Et ça recommence. Une main sur l’épaule, « laisse tomber », une mèche de cheveux, « laisse tomber ». Je ne sais pas… Arrive un moment, je ne peux plus tolérer que Judy touche ma femme, un point c’est tout. C’est juste plus possible. Oui, j’ai dit « ma femme » ! No Way. Niet. Ça me rend dingue, ça me saoule trop, ça m’énerve, ça m’éneeeeerve ! (Dans la vie parfois, c’est bien dommage mais il faut se rendre à l’évidence, le conflit est la seule option.)
Sidonie : Judy, can you stop ?
Judy : Stop what ?
Sidonie : Touching Cat, can you stop ?
Cat : Sido, come on…
Judy : What’s the matter with you ?
Sidonie : Don’t ask, just stop, please.
Judy : What do you want ?
Sidonie : I want you to stay away from her.
Judy : Oh… Or what ?
Objectivement, elle me provoque.
Cat : Judy, come on…
Sidonie : Back off, Judy. Simple as that.
On en reste là pour le moment. Je bouillonne. Et je continue sur mon idée : je suis une mère, avec tout ce que cela à d’insoutenable à ses yeux. Mais ce soir je lui fais face. Et pas comme un bonhomme. Moi c’est la matrice, les trompes de Fallope, les ovaires et l’utérus, le sang, la douleur et les larmes ! Oui, ça peut sembler gore d’être une femme, Judy et en fait, ça te dégoûte, ça t’effraie. Les femmes, Judy ! Les femmes que tu aimes tant ! Elles enfantent, font du placenta et du colostrum ! Abracadabra ! Césarienne surprise ! Ah ah ah, encore plus de sang et de larmes ! C’est dangereux d’être une femme, Judy ! Ça fait mal longtemps. Tu hallucinerais, les seins comme des melons et les mamelons en sang, déchiquetés par une petite crevarde édentée. Et puis les crevasses, les vergetures, la cicatrice, et la crevarde qui tète, qui tète, à l’infini, nuit et jour, qui te vide mais que tu aimes et que tu couves, d’instinct avec les bons gestes, pour la survie de l’espèce. Oui, nous sommes des mammifères, Judy. Ne prends pas tant cet air dégoûté, puissante lionne, devant moi, humble vache à lait.
Une heure du matin. Il est trop petit ce bar, l’exiguïté m’angoisse. Je ne compte plus les tournées, veille à ce que Cat en saute quelques-unes, et à ce que la lionne garde ses distances. Et puis… Again. Judy pose sa main sur l’épaule de cat.
Judy : Come on girl, let’s go dancing !
Je vois rouge, honnêtement, il y a du rouge dans mes yeux.
Sidonie : Enlève ta main de là, Judy.
Judy : What ?
Sidonie : Take your hand off her !
Amy : Come on, Judy…
Cat : Sido, please.
Judy ne bouge pas. Elle me fixe, sourcils levés, « Qui tu es, toi, tu sors d’où ? » Je répète, deuxième fois, troisième fois… J’attrape mon Perrier citron et lui jette à travers la figure.
Cat : Sido !
Judy : Oh boy…
Amy : Come on, Jude.
Dorothy : Come on.
Judy s’essuie le visage et me fixe à nouveau. La lionne ne ferait de moi qu’une seule bouchée, mais je m’en fous, je n’ai plus peur de rien. Que me feraient quelques coups, quand je me sens déjà tellement humiliée ?
Judy : It’s pathetic.
Sidonie : Indeed.
Amy et Dorothy l’éloigne. En reculant, Judy me sourit, me fait un clin d’œil. Ça m’écœure, ça m’achève. Je secoue la tête. Vraiment objectivement malade. Cat m’entraine dehors, s’énerve, me fait des reproches. J’hallucine. Oui, je viens bien de jeter un verre d’eau au visage de ton ex. Oui, devant toutes tes vieilles copines. Je n’aurai pas dû ? Je n’aurais pas dû ! Ça fait quatre ans que j’aurais dû ! Ok, j’ai ma dose de vos conneries, de vos beuveries, vas les retrouver, vas retrouver Judy, bourrez-vous la gueule, laisse-toi tripoter, laisse-toi faire, termine à poil, surtout, ne change rien pour moi, c’est parfait ! Vas-y ! Refais un Dublin, j’ai adoré ! De toute façon, tu ne te rappelleras de rien demain matin, alors c’est pratique ! Bien ! J’irai faire pareil de mon côté ! Je vais me gêner ! Bien sûr que je te provoque, c’est la soirée ! Tu vois une fille qui me tripote, Cat, tu dis quoi ? Ah ! Mais quelle menteuse ! Mais pas la moitié, pas le quart, tu supporterais ! Ok, basta, tu ne comprends vraiment rien à rien, asshole, on s’engueule, et c’est exactement ce que Judy voulait.
Je suis partie dans la nuit, drapée dans ce qu’il me restait de fierté… Je n’ai pas l’habitude des cris et des conflits. J’ai été élevée comme ça, dans le contrôle de soi : celui qui s’énerve a perdu.
Alice : Et donc, c’est la lionne qui gagne…
Sidonie : Sur le coup, oui.
Quand même, on y laisse toutes des plumes. Alors d’un côté, je regrette mon geste parce qu’il est là, entre Cat et moi, entre Cat et les autres. Je déplore que cela soit arrivé. La cohésion en a pris un coup. Mais d’un autre côté, je ne regrette rien et ça m’éneeeerve encore quand j’y repense. Objectivement Judy avait besoin de ce Perrier citron, et Cat aussi, et moi aussi.
La prochaine fois, Alice nous invitera chez elle, une colocation de filles dans le XIVe arrondissement de Paris. Alésia, pays des merveilles lesbiennes, moyenne d’âge 25 ans, du piercing et du tatouage en veux-tu en voilà. Allez ma vieille, vlan, prend ta claque et quelques vouvoiements dans ta face ! Ce sera la huitième leçon : être la doyenne de la crémaillère.
Sidonie