Pour la onzième année consécutive, le festival du film porno indépendant de Berlin a investi, pendant cinq jours, le cinéma de Kreuzberg Moviemento, toujours aussi accueillant mais dans lequel on commence tout de même à se sentir un peu à l’étroit. En effet, l’événement connaît désormais un tel succès que la plupart des séances avaient des listes d’attente longues comme le bras – oui, même celles de dimanche matin à 11h.
Comment expliquer cette réussite fulgurante ? Probablement par le fait que le Berlin Porn Film Festival n’est pas une simple succession de projections de films pornos, mais un enchevêtrement très riche de courts et de longs métrages (pas toujours explicites), de conférences, de performances, d’expositions et de workshops sur les sexualités, les genres et les corps dans toute leur diversité.
Si le BPFF est un festival de porno, il s’agit d’un porno conscient de lui-même, de ce qu’il représente et de ce qu’il peut être, de ce qu’il a la possibilité de montrer, de ce qu’il doit changer, et du pouvoir qu’il a pour rendre visibles les minorités sexuelles, de genres et de races et les discriminations qu’elles subissent.
La question de la race constituait d’ailleurs cette année un axe central de la programmation, exploré à travers plusieurs longs ou courts métrages. Le premier soir était projeté le premier film de la musicienne et désormais réalisatrice Sky Deep, Enactone, un film de vampires queers lesbiennes dans lequel elle incarne une ancienne esclave, morte par lynchage un siècle précédent aux États-Unis et qui hante désormais pour l’éternité un cimetière berlinois à la recherche de sang et… de filles.
Si, comme elle l’a ensuite expliqué lors de la conférence « Racial politics in porn », elle avait à l’origine l’intention de réaliser un film de vampire, elle s’est rendue compte, en faisant des recherches sur les vêtements que portaient les femmes noires il y a cent ans et en constatant qu’elle ne tombait que sur des photos d’esclaves, qu’il était indispensable qu’elle intègre le sujet de la race à son histoire. Pour compenser l’injustice tragique de la première vie de son personnage, elle allait devoir lui créer un espace safe dans sa nouvelle vie à Berlin. Pour mettre en place ce dernier, Sky Deep a pris la décision, au lieu de son choix initial de n’embaucher que des ami-e-s – dont pas mal de Blancs -, de faire travailler en priorité des personnes racisées, tant devant que derrière la caméra. Pour partager la vedette avec elle, elle a choisi la géniale Indigo Rayne, dont la scène de danse restera dans [m]es annales. Elle s’est également attachée à prendre soin d’adapter la lumière à la peau noire, un aspect technique souvent négligé par les réalisateur-ice-s. Le résultat est brillant, tant d’un point de vue érotique que politique. Le jury ne s’y est d’ailleurs pas trompé en remettant à Enactone le trophée du meilleur film de cette édition.
Le lendemain, nous avons eu l’occasion de voir deux autres films sur et avec des personnes racisées. Le matin, Tangerine L.A., une comédie entièrement filmée à l’iPhone, joué par des acteur-ice-s amateur-ice-s. On y suit Sin-Dee Rella, une travailleuse du sexe transsexuelle afro-américaine qui sort de quelques jours de prison pour découvrir que son mac et mec a profité de son absence pour la tromper avec une femme cis et blanche. Présenté à Sundance et primé à Deauville l’année dernière, le long métrage de Sean Baker est rythmé et hilarant.
Quelques heures après, nous avons assisté à la projection de Kiki (trailer), un documentaire qui nous plonge dans la communauté LGTBQ noire américaine et nous montre comment la danse – en l’occurrence le voguing -, constitue pour ces minorités un espace safe et d’empowerment. Kiki sera projeté en présence d’un de ses deux réalisateurs lors du Festival Explicit de Montpellier les 22 et le 24 novembre.
Le samedi, la conférence « Racial politics in porn », à laquelle participait notamment Sky Deep, a fait salle comble, preuve que le public comme les acteur-ice-s et les réalisateur-ice-s ont la volonté d’aborder cette question urgente. S’il est impossible de retranscrire l’intégralité de cette passionnante discussion ici, on peut tout de même en dégager quelques points importants. Tout d’abord, les intervenant-e-s (voir la liste) ont insisté sur la difficulté à recruter des acteur-ice-s de couleur pour des pornos, alors même que les personnes racisées constituent une majorité des travailleur-se-s du sexe. Le porn est en effet majoritairement dominé par des Blanc-he-s, réalisés par des Blanc-he-s et pour des Blanc-he-s. Les acteur-ice-s de couleur sont souvent cantonnés à des rôles stéréotypés, ces dernier-e-s n’ont pas encore beaucoup de modèles positifs auxquels ils pourraient s’identifier. Enfin, une personne du public a pointé le fait que même s’il y avait cette année une amélioration significative dans la programmation du festival, des progrès étaient encore à faire de la part des organisateur-ice-s (qui sont tous-tes… blanc-he-s).
Au cours des cinq jours du festival, nous avons eu la chance d’assister à la projection d’autres documentaires tous plus passionnants les uns que les autres. Sexarbeiterin (trailer) suit la travailleuse du sexe berlinoise Lena Morgenroth lors de ses journées de travail – elle est masseuse tantrique -, mais aussi dans l’envers du décor des séances avec ses client-e-s : le nettoyage, la lessive, les prises de rendez-vous… Intégralement filmé en noir et blanc, ce film très sobre décharge totalement les actes prodigués par Lena Morgenroth de leur aspect sexuel et parvient à les présenter comme ce qu’ils sont : un travail comme un autre. En pleine discussion avec une photographe, Lena explique d’ailleurs qu’elle essaye de ne pas se présenter comme un objet sur les photos qu’elle met sur son site : en effet, ses clients achètent un service, et non son corps.
Moins réjouissant, le documentaire The Hunting Ground (trailer ci-dessous) enquête sur la culture du viol sur les campus universitaires américains, et l’impunité totale dont bénéficient les agresseurs – souvent multi-récidivistes -, protégés par des administrations qui cherchent à sauvegarder à tout prix la réputation et les financements de leur école. Obligées de s’organiser toutes seules pour se défendre, les victimes interrogées font preuve d’un courage incroyable dans leur combat contre des institutions qui tentent par tous les moyens de les faire taire.
Couronné du prix du meilleur documentaire pour cette édition 2016, Être Cheval (trailer), le film du réalisateur français Jérôme Clément-Wilz, suit les pérégrinations de Karen, 50 ans, qui part en Floride pour se faire entraîner comme un cheval par un véritable cowboy américain. Entre les surréalistes mais magnifiques séances d’entraînement, Karen se confie sur ce que le pony-play signifie dans sa vie, sur son genre, sa sexualité et sa vie amoureuse. Contrairement à ce à quoi un-e néophyte sur le sujet pourrait attendre, elle se révèle être très terre-à-terre. Le regard extrêmement tendre que porte le réalisateur sur son sujet – qu’il suit depuis plusieurs années – contribue à faire de ce documentaire une oeuvre touchante et pleine de bienveillance sur une pratique étonnante, sur les relations et sur la nature. Pour celles que ça intéresse, il est en ce moment disponible en entier sur le site de Vice.
Bon, c’est pas tout ça, mais jusqu’à maintenant, on a quand même très peu parlé… de porno. Le mercredi soir, l’ouverture du festival était assurée par The Bedroom (trailer), le dernier film de l’Australienne Anna Brownsfield, constitué d’une succession de six scènes tournées dans la même chambre et qui montrent l’évolution des moeurs sexuelles depuis les années 60 – la démocratisation de la pilule – jusqu’aux années 2010 – le cyber sex. On retiendra surtout l’incroyable scène des années 90 où Zahra Stardust et Stitch, toutes de moumoute et de fluo vêtues, se lancent dans un fist vaginal d’anthologie. La tension était d’ailleurs palpable dans la salle, où tous-tes les spectateur-ice-s semblent s’être arrêté-e-s de respirer pendant quelques minutes.
Au cours des cinq jours du festival, nous avons également eu l’occasion de voir de nombreux courts métrages porno, dont la qualité générale m’a beaucoup impressionnée. Même les films les plus amateurs techniquement, comme ceux de Ms Naughty (See Me, Scarlet Woman, Since You Asked So Nicely), étaient inventifs, drôles, excitants, et donnaient la part belle à des acteur-ice-s dont nous allons suivre la carrière de près (Parker Marx, l’actrice et réalisatrice Pandora Blake…). Les courts de l’Espagnole Paulita Pappel – réalisatrice chez Ersties et programmatrice du festival -, réalisés dans le cadre des XConfessions d’Erika Lust, ont également attirés notre attention. Female Ejaculation notamment, qui aurait pu ressembler à une scène hétéro mainstream mais évite totalement l’écueil d’une simple inversion des rôles grâce à une réalisation légèrement différente, qui se dispense des gros plans anatomiques et des cadrages clichés. Paulita nous a d’ailleurs expliqué avoir embauché une camerawoman qui travaille également pour le cinéma et lui avoir demandé de filmer la scène comme un « vrai » film.
Enfin, ce ne serait pas rendre justice au festival que d’oublier de parler de tous les courts métrages qui nous ont fait rire. Car oui, tout au long de ces cinq jours, le public a aussi beaucoup ri – mais toujours avec beaucoup de bienveillance -, démontrant par là que le porno peut aussi être léger et drôle, tout en restant excitant. On pense par exemple à Heartbreaker Vs Obscura, un film de super-héroïnes lesbiennes réalisé par l’intenable Lily Cade, Hanna und die Keta-boys, une aventure berlinoise complètement dingue façon sitcom des années 90, Party Favors, une sorte de partouze de clowns queers, ou encore Fuck First, un clip du groupe local Sticky Biscuit vantant les avantages d’un léger changement de programme de la soirée de Saint-Valentin.
Un des points culminants de cette édition était la soirée consacrée au collectif britannique Four Chambers, représenté par l’actrice et réalisatrice Vex Ashley, qui venait présenter quatre de leurs courts métrages : Mark Making, Secretions, The Eye et The Fall. La marque de fabrique de leurs vidéos est leur cohérence esthétique poussée à l’extrême, à la beauté et à l’élégance de laquelle il est difficile de résister, mais dont le travers est parfois d’être « trop » parfait et plus vraiment excitant. Interrogée sur le sujet, Vex reconnaît ce péché mignon d’ancienne étudiante en école d’art, et nous explique qu’elle ne réalise pas forcément des films sur lesquels elle pourrait se masturber elle-même. À côté de ça, Four Chambers est très attaché à produire un porno éthique, inclusif et respectueux : tous-tes les acteur-ice-s sont payé-e-s également quels que soient les actes qu’ielles accomplissent, leur orientation sexuelle ou leur couleur de peau, et Vex et son partenaire sont attentifs à créer un espace où tout le monde se sent à l’aise et en sécurité – ce qui nous sera confirmé le lendemain par Valentine et Bishop Black lors de la conférence « Racial politics in porn ».
Le film que les programmateur-ice-s avaient choisi pour clore l’édition 2016 du festival était aussi léché qu’une production Four Chambers, mais dans un autre style : The Love Witch (trailer) est un hommage aux films des années 60 dans lequel Elaine, une jeune sorcière, est prête à tout pour faire tomber un homme dans ses filets. Ses aventures érotiques et comiques prennent une teinte féministe – quand elle décide d’utiliser un tampon usagé pour l’une de ses potions – puis carrément misandre – quand elle finit par éliminer tous les hommes un par un – ce qui n’a pas été pour déplaire, ni à nous, ni aux autres femmes, qui constituaient plus de la moitié du public cette année (à vue de nez).
Impossible malheureusement de retranscrire tout ce que nous avons vu et vécu pendant ces quelques jours à Berlin, et encore moins tout ce que nous avons ressenti : si la plupart des films projetés avaient bien entendu pour but de provoquer une excitation sexuelle, ils ont aussi déclenché chez nous beaucoup d’émotions et de questionnements sur le genre, le sexe et la manière de les représenter. L’exceptionnelle qualité de toutes les personnes impliquées, mais aussi du public, incroyablement bienveillant, ont contribué à faire du Berlin Porn Film Festival un petit cocon dont il a été bien difficile de sortir. À l’année prochaine donc ?
Article rédigé par Britney Fierce