Julie Maroh, l’interview

Cette année, l’actualité de Julie Maroh est riche : elle aura succédé à Céline Sciamma en tant que marraine de la 4ème édition de la Queer Week, un film adapté de son premier album Le bleu est une couleur chaude va prochainement sortir en salles et enfin cet automne verra la parution de son second roman graphique Skandalon et d’un petit livre Brahms. C’est dans le cadre de la Queer Week que j’ai eu l’occasion de la rencontrer. Interview.

 

Trois ans environ après, quel recul avez-vous sur votre première bande dessinée ? Et quel recul sur son succès ?

En fait je vis les choses avec un maximum de distance mais aussi de reconnaissance. Je ne perds pas de vue que j’ai eu – et que l’album a eu – beaucoup de chance. Une séparation a été nécessaire entre ce livre et moi, courant 2011, c’est pour cela que je parle de « distance ». C’est un projet qui représente 5 ans de ma vie, suivies par une bonne année de promo remplie à raz bord, clôturée par le Prix du Public au Festival d’Angoulême 2011. Je suis sortie de tout cela épuisée. Et puisque je débutais un nouveau livre, il était vital que je me détache du Bleu. Comme je l’ai déjà dit ou écrit ailleurs, il a continué à faire son chemin sans moi, à pédaler sans petites roues.

On a déjà dû vous le demander mais pourquoi le bleu ? Je vous pose cette question car le bleu est une couleur « typiquement » froide et que le titre va donc à contre courant. Je me suis dit que vous étiez peut-être synesthète… Le bleu a t-il une valeur particulière pour vous?

Ahah en tous cas je n’ai pas le super pouvoir de synesthésie, ça c’est certain ! Tout d’abord il faut revenir sur le fait que l’histoire est segmentée en deux temps de narration: le présent qui est en couleur et le passé qui est en noir et blanc. Le passé de l’histoire nous est transmis par le journal intime de Clémentine, soit par la retranscription directe de ses propres souvenirs. Or, lorsque vous et moi nous souvenons d’un évènement qui nous est arrivé, notre mémoire fait automatiquement une sélection. Des choses fortes peuvent nous rester, comme un type de lumière ce jour-là, une odeur, etc. Ici dans le récit de Clémentine, le bleu a ce rôle narratif: rapporter des éléments forts de son passé. Mais il est là également comme la couleur de l’être aimé: Emma, qui a les cheveux bleus.
Je vais vous décevoir, cette couleur n’a aucune valeur particulière pour moi et si à la base je l’avais choisie c’était par élimination! Le rouge aurait était trop violent, trop sanguin, le vert trop malade, le jaune juste jaunâtre, etc. etc. En gros le bleu c’était le moins moche! Mais ça, ça ne fait pasforcément du bien au livre de le dire!
En ce qui concerne sa tonalité « froide » et le fait que le titre aille à contre courant…. À peu de choses près ce titre est la paraphrase d’un passage de la dernière lettre de Clémentine à Emma. Elle tente une métaphore sur le fait que le bleu peut devenir une couleur chaude, dans nos vies. Je crois que je peux laisser cette idée à la réflexion de chacun.

Quelles avaient été vos inspirations ? Quelles sont vos inspirations actuelles ?

C’est toujours une question difficile à laquelle répondre car tout me nourrit, et beaucoup de choses, même insignifiantes, m’inspirent. Tous les Arts, autant que les gens, les évènements, la société, etc. etc. Je me vois mal vous faire une liste de deux pages, et je risquerais d’oublier bien des détails. Ce qui était important et devait rester constant c’était mon intention : pourquoi je faisais ce livre et à qui je le destinais, par exemple. C’est plutôt avec ce genre de « guide » que j’avance dans mes projets artistiques.

J’ai lu qu’il y a une part autobiographique dans votre album…vous sentez vous plus proche du personnage de Clémentine ou de celui d’Emma? 

Ahah la question piège! Alors déjà, NON ce livre n’est pas autobiographique. Mais il se veut réaliste. Et il y a une nuance entre les deux. Je veux dire… ce que traverse Clémentine dans son adolescence, et sa découverte d’elle-même, cela est certainement ce que la plupart d’entre nous avons affronté. Quant à toutes les étapes auxquelles elle fait face dans la découverte de son homosexualité et sa révélation à la sphère amicale, familiale, collective, je crois qu’on peut dire que tous les ados homo en ont bavé au moins un peu comme ça, voire bien pire. Ce que vivent Clémentine et Emma, chacune de leur côté ou ensemble, est une fiction et se veut en même temps un lieu d’identification possible pour tous ceux qui sont tombés amoureux dans leur vie, peu importe leur sexualité. C’était cela le but visé. Je ne me sens pas proche d’un personnage plus que d’un autre, chacun a été créé avec un type de caractère précis, et de façon presque mathématique pour me permettre de créer des interactions et des chocs dans le récit… Enfin c’est très technique tout ça.

Et politiquement, de laquelle des deux vous sentez vous aussi le plus proche: celle  pour qui sa sexualité est du domaine du politique ou celle pour qui il s’agit seulement (ou surtout) de son intimité?

Le côté politique ou intime de ma propre homosexualité… Soyons franc c’est cela votre question ! Mmh. En fait… je ne suis pas sûre de vivre les choses de manière aussi binaire dans ma vie. Dans le livre il s’agissait avant tout d’évoquer le fait que les homosexuels pouvaient vivre leur vie, leurs amours, leur corps, de plusieurs façons possibles, que cela pouvait être source de conflit pour ne pas dire de mal-être. Parce que la plupart des hétérosexuels ont rarement l’occasion de se rendre compte de cette dimension de la sexualité. En ce qui me concerne je ne vois pas ça comme « deux camps » entre lesquels il faudrait choisir, en tous cas je vais de l’un à l’autre, entre et autour. Ce qui m’intéresse surtout c’est exploiter tous les chemins possibles qui mènent à la banalisation de l’homosexualité « dans la Cité ». Et il n’y a pas qu’une seule façon d’y arriver.

 A travers cet album aviez vous voulu passer un message de tolérance ? 

 Ce livre je l’ai écrit pour tous ceux qui se méprennent sur l’homosexualité, la rejettent, la dégradent, l’ignorent mais la jugent. Et ce que je cherchais était de… hum, donner à appréhender et comprendre qu’une histoire d’amour pouvait avoir les mêmes caractéristiques qu’elle soit homo ou hétéro. Donc oui, un message de tolérance. La sphère sociale a son importance, en tous cas quand on vit une histoire d’amour homo, c’était inévitable de l’aborder dans Le Bleu. Ce n’est pas « juste » une histoire d’amour quand y est apposée une étiquette « hors norme ». Et c’est un privilège hétéro de ne pas avoir à faire face à cela.

Votre bande dessinée a été adaptée au cinéma et va sortir en salles prochainement : Avez-vous tout de suite accepté quand Kechiche vous a parlé de son projet ? Que pensez-vous du choix des actrices ? Que pensez vous du changement de prénom de l’héroïne?

Tout cela a été un long processus, qui a commencé en 2011. Tout s’est fait petit à petit. J’étais absolument ravie et honorée qu’Abdellatif me contacte, et qu’il soit si passionné. Je ne doute pas que toutes les décisions qu’il ait prises soient pour le mieux, que ce soit pour le choix des acteurs ou des divergences scénaristiques entre mon livre et son film. Pour le prénom, ça a bien failli être pire! Pour les actrices… je les approuve complètement, mais c’est juste un avis qui ne se base sur rien d’autre que leur ressemblance avec les personnages que j’ai créés et leur jeu que j’ai trouvé très bon dans d’autres films. J’espère qu’elles sont heureuses de leur propre performance dans ce film-ci.

J’ai lu quelque part que vous aviez décidé de ne pas vous associer au projet du film. Pourquoi ?

Comme je l’ai dit, à un moment j’ai fait une overdose de ce Bleu, j’étais en écriture sur mon livre suivant, et Abdellatif est arrivé à ce moment-là. C’était une magnifique aventure qui se présentait mais pour plusieurs raisons je ne me voyais pas monter à bord. Entre autres il était essentiel je crois de laisser Abdellatif réaliser sa propre vision de ce récit. Chaque lecteur a appréhendé et s’est identifié au récit de manière personnelle et unique, il en va de même pour lui, et ce sera un bleu « kéchichien ».

Avez-vous des appréhensions concernant la sortie du film ?

Tout le monde en aurait! Oui j’en ai. Mais c’est hors de mes mains, c’est le projet d’Abdellatif. Si on trahit ma confiance je ne regrette pas pour autant de l’avoir accordée. Je regrette d’autres choses… mais jamais de l’avoir donnée.

Comment avez-vous réagi lorsqu’on vous a demandé d’être la marraine de la Queer Week? Et pourquoi avez vous accepté ?

Hum, je suis un peu tombée des nues! Je devais succéder à Cécile Sciamma, ce n’est pas rien ! Je n’ai pas tout de suite accepté… Je leur ai d’abord exposé toutes les raisons pour lesquelles il ne valait mieux pas me faire cet honneur et trouver une personne plus appropriée! Mais l’équipe a insisté, en connaissance de cause… J’ai accepté sûrement parce qu’ils m’ont touchée, parce que j’étais honorée de pouvoir aider à médiatiser un tel évènement, et apporter mon soutien dans leurs tâches.

 Comment avez-vous trouvé la Queer Week ?

Comme je m’y attendais: géniale. J’ai assisté aux évènements et prêté une oreille attentive aux conférences. En prenant beaucoup de notes! J’espère qu’elle aura une longue vie devant elle.

 Avez-vous d’autres projets en cours?

Oui, plusieurs… Cet automne va être assez explosif. Parution de mon prochain roman graphique « Skandalon » chez Glénat, parution de mon petit ouvrage « Brahms » chez BdMusic, mais aussi la version anglophone nord-américaine du Bleu. Et le film.

Que répondez-vous si on vous étiquette d’auteure lesbienne ? Pensez-vous être une auteure engagée ? 

Je ne peux pas empêcher qui que ce soit de m’étiqueter à sa guise. En l’occurrence oui je suis lesbienne, mais je n’écris pas pour les lesbiennes, et parmi les livres sur lesquels j’ai/je travaille un seul traite de l’homosexualité à ce jour. Et comme je ne destinais pas Le Bleu à des lesbiennes, mais aux réfractaires… je ne sais pas ce que ça fait de moi! Ceci étant dit, ça ne m’intéresse pas de faire des livres s’il n’y a pas un fond d’engagement.

Que pensez vous de l’homosexualité dans la bande dessinée en général? Pas seulement de l’homosexualité mais de tout ce qui est relatif aux sexualités et aux identités de genre?

La visibilité de l’homosexualité dans la bd, ça dépend si on parle du milieu franco-belge, le Comics Américain, le Manga, etc. etc… Ce sujet est présent un peu partout, sous différentes formes. J’avoue ne pas avoir la culture suffisante pour m’étaler sur le sujet. Quant aux identités de genre dans la bd…. aucun exemple spécifique ne me vient, ou alors c’est du webcomic américain. Mais en France, de manière générale, on a du chemin à faire à ce propos!

 Pour suivre l’actualité de Julie Maroh, je vous invite à aller sur son blog qui regorge  de planches intimes et touchantes.

Sarah

Sarah

Sarah ne parle plus trop de cul ni d'amour d'ailleurs mais ses passions demeurent : féminisme, antispécisme, santé mentale et gingembre.