« Je suis venue pour vous peindre. »

Mes yeux s’embuent quand ils croisent les siens, au détour de ce couloir peint en violet pour l’occasion. Ce portrait, je le reconnais tout de suite. Je l’ai déjà aperçu en photo dans des livres. Mais c’est la première fois que je le vois en vrai, et il me bouleverse. Car je sais de quelle histoire il est le témoin et ce qu’il représente, tant pour l’illustre dame qui y figure que pour la peintre qui l’y a esquissée. Et c’est ainsi que je me retrouve, avec les larmes aux yeux, devant le Portrait de Rosa Bonheur par Anna Klumpke, bousculée par les autres visiteurs qui filent se prendre en photo avec la Tête de lion sans lui accorder davantage qu’un bref regard. Sans comprendre qu’il est le vestige émouvant de l’affection que se sont portées ces deux femmes.

« Je suis peintre. »

Pour celleux qui ont raté l’exposition présentée à Bordeaux et à Paris à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Rosa Bonheur et qui ne connaissent pas encore cette artiste, je vais tenter de vous l’esquisser brièvement. C’est une peintre et sculptrice du XIXème siècle qui a connu un grand succès à l’époque avec ses œuvres représentant des animaux. Et quand je dis succès, ce n’est pas qu’une façon de parler. Elle décroche entre autres une médaille d’or au Salon (là où expose la crème de la crème des artistes) ainsi qu’une commande de l’État à l’âge de 26 ans, ou encore la Légion d’honneur à 43 ans qu’elle est la toute première femme à recevoir. Sa renommée est telle que ses œuvres s’arrachent à prix d’or et que des gravures de ces tableaux fleurissent dans les foyers en France et à l’étranger. C’est avec la vente d’un de ses tableaux les plus célèbres, Le marché aux chevaux (vendu pour 40 000 francs, soit l’équivalent d’un million d’euros aujourd’hui) qu’elle se permet d’acheter le château de By où elle s’installe avec une foule d’animaux ainsi que sa compagne, Nathalie Micas, et la mère de cette dernière. Car oui, Rosa Bonheur a un style de vie qui intrigue pour l’époque. Elle est indépendante financièrement, possède un permis de travestissement délivré par l’État qui lui permet de porter le pantalon pour faciliter ses sorties dans les fermes et les foires aux chevaux. Mais, surtout, elle vit avec sa « vénérée amie », Nathalie Micas, qu’elle connaît depuis l’âge de 14 ans et qui collabore avec elle sur des tableaux, s’occupe de la gestion du château et dont elle est la légataire universelle et héritière. Une compagne adorée qui décède malheureusement en 1889, gagnant la tombe que Bonheur ira rejoindre dix ans plus tard, comme elles en avaient décidé ensemble.

« Si vous me regardez, qui je regarde moi ? »

Toutefois, l’année qui lui ravit sa compagne de toujours est aussi celle qui lui offre une rencontre décisive : celle d’Anna Klumpke, sa dernière compagne et peintre du tableau qui nous intéresse. Anna Klumpke est une portraitiste américaine qui admire Rosa Bonheur. Parlant français, elle accompagne au château de By un riche Américain ayant offert un cheval à la grande artiste. Cette rencontre avec cette peintre qui la fascine lui laisse « la plus inoubliable des impressions » et s’en suit presque dix ans de correspondances, de visites à By et d’échange de photographies et d’études au bout desquelles Klumpke, encouragée par des amis, ose enfin lui faire part de son souhait de faire son portrait. À la grande joie de l’Américaine, Rosa Bonheur accepte et propose de la loger chez elle le temps nécessaire. Un séjour prolongé, car Klumpke progresse lentement, Rosa Bonheur ne lui accordant que de courtes séances quand elle daigne accepter de poser. Ce qui ne les empêche pas de passer beaucoup de temps ensemble, entre promenades en forêt et discussions animées qui les rapprochent encore davantage. Une intimité qui se ressent dans le portrait qu’Anna élabore, jour après jour. Tout d’abord dans le léger sourire qu’arbore une Rosa Bonheur qui revit de partager de nouveau son quotidien avec une compagne. Mais aussi, plus subtilement, dans la façon qu’a eu Anna Klumpke de la représenter. Sa main tenant le pinceau – ici mise en avant –, qu’elle a plusieurs fois baisée en songeant aux chefs-d’œuvre qu’elle avait fait naître, et dont elle voulait un moulage à emporter avec elle en Amérique. Ou encore l’aura presque solaire des cheveux qu’elle décrit en ces termes dans le livre qu’elle a consacré à Rosa Bonheur :
« Le visage était encadré d’une chevelure d’un gris d’argent magnifique, dont les boucles, abondantes et soyeuses, retombaient jusqu’à la naissance du cou, entourant comme d’une auréole cette tête vénérable ».

« Et vous, vous la regardez. »

C’est cette façon si personnelle de représenter cette compagne qu’elle aimait et admirait profondément qui m’a ému quand je me suis retrouvée devant ce portrait. D’autant plus que Bonheur, à cours de subterfuges pour écourter les séances de pose et garder Anna Klumpke près d’elle, finit par lui proposer de rester une fois le portrait terminé. Et, face à la douceur et à l’admiration que l’on sent dans ce tableau qui les a rapprochées pour de bon, il n’est pas étonnant de savoir qu’elle a acceptée, devenant aussi sa légataire universelle et héritière, ainsi que celle à qui la grande peintre a donné pour mission de consigner sa vie dans un ouvrage : Rosa Bonheur, sa vie, son œuvre. Anna Klumpke est donc bien davantage qu’une simple « femme qui a écrit un livre sur Rosa Bonheur », comme j’ai pu entendre une mère le résumer en ces termes à ses enfants lorsque je visitais l’exposition à Orsay. Elle fut sa dernière compagne, et aussi importante pour elle qu’a pu l’être Nathalie Micas, comme en témoigne cet épisode du livre d’Anna Klumpke où Bonheur suspend une couronne de laurier que l’Américaine lui a tressée juste à côté d’une chaîne de perles ayant appartenu à son aimée décédée. La nature exacte des sentiments que l’artiste a éprouvé envers l’une comme l’autre de ses compagnes sont encore sujet à débat chez certaines personnes, tout comme sa très probable homosexualité (parce que vivre avec une autre femme, lui léguer ses biens, se faire enterrer avec elle et écrire dans sa lettre testament n’avoir eu aucune « tendresse pour le sexe fort, si ce n’est pour une franche et bonne amitié » pour ceux qu’elle estimait… ça n’apparaît pas très hétérosexuel de mon point de vue). Mais, que ces femmes aient éprouvé une amitié classique ou une « amitié » à la Nathalie Clifford Barney, toujours est-il qu’elles se portaient un attachement particulier, qu’elles vivaient ensemble dans arrangement qui les rendaient libres. Et ça, ça touche mon petit cœur de lesbienne au point de me laisser les yeux embués devant une peinture dans une salle blindée, un samedi matin de janvier.

Sources : Souvenirs de ma vie, Rosa Bonheur & Anna Klumpke, publié en 2022 ; réédition de Rosa Bonheur, sa vie, son œuvre publiée pour la première fois en 1908.
Lettre testament de Rosa Bonheur, 1909
Textes de l’exposition Rosa Bonheur (1822-1899) présentée au musée d’Orsay