Lesbiennes pionnières

Les lesbiennes, ça existait, avant Virginia Woolf et Muriel Robin ? On s’est demandé-e-s qui étaient les goudous d’avant (vous savez, celles qui seraient censées être dans nos livres d’Histoire !), et on a décidé de vous faire un petit tour d’horizon de la lesbienne momifiée, statufiée, et un peu trop souvent oubliée. Aujourd’hui, on rencontre une princesse mésopotamienne,  la Reine des Lesbiennes !

« L’homosexualité est une mode » affirme le Pape François dans le livre d’interviews du missionnaire clarétain basque Fernando Prado paru le 3 décembre 2018. On a envie de lui répondre : « et savez-vous planter des choux à la mode de chez nous ? »  et même on l’inviterait après à danser la danse des canards parce qu’à ce stade il n’y a peut-être que ça à faire.

Cette allégation est une sorte de classique du genre, un must-have du bingo LGBTphobe. Allègrement reprise et régulièrement rabâchée par les ChristineBoutinistes et autres manifpourtoussistes, ce petit refrain familier base sa crédibilité sur l’absence de documentation qui semble concerner la vie des personnes LGBT pré-Stonewall. Presque pas de photos, très peu de figures célèbres et encore moins de représentations d’inconnu-e-s : tout semble corroborer la thèse selon laquelle il aurait été quasiment impossible, avant les années 60, de vivre son homosexualité au grand jour, et encore moins en étant une femme.

On a presque peine à imaginer qu’il ait été possible d’avoir des rapports lesbiens avant Virginia Woolf, Colette et les premières luttes féministes en faveur du droit de vote pour les femmes, menées par les suffragettes.
Et pourtant…
Pourtant, les meufs s’aiment, se galochent et même couchent depuis des siècles et des siècles !
Mais alors, c’étaient qui, les goudous d’avant ? Et, plus important, elles vivaient comment avant l’invention des chemises à carreaux et de la Wet for me ?

Enheduanna, l’Hayley Kiyoko mésopotamienne

La première mention écrite d’une relation lesbienne date, accrochez-vous bien, d’il y a un peu plus de 4000 ans, soit treize siècles avant J-C. Quand on vous dit que c’est pas nouveau ! Et l’autrice du texte, qui y évoque sa propre relation avec une femme, n’est pas n’importe qui : il s’agit de pas moins que la fille du roi Sargon d’Akkad, qui a régné sur le puissant empire d’Agadê (en Mésopotamie) d’environ 2334 à 2279 avant J-C.

Mais Enheduanna ne se contente pas d’être la fille d’un des souverains les plus importants de son époque : elle est aussi poétesse et grande prêtresse. C’est d’ailleurs la première femme à être nommée à cette position assez politique en Mésopotamie. Cependant, Enheduanna est aussi et surtout la plus ancienne autrice littéraire dont le nom ainsi qu’une part significative de l’œuvre nous soient parvenus, hommes et femmes confondus. Donc… Le plus ancien écrivain qui soit aujourd’hui connu est en fait une femme (et lesbienne, par-dessus le marché !). Elle est aussi la seule femme connue parmi les grands auteurs de la littérature mésopotamienne. Une meuf qui pèse dans le game, quoi.

Dans ses poèmes, qui sont des hymnes religieux restés en usage pendant les siècles qui suivirent, Enheduanna exalte entre autres sa passion pour Inanna (ou Nanna), déesse de l’amour, de la guerre et de la passion physique. Elle décrit sa beauté et sa sensualité et se présente comme son épouse. Voici donc un petit aperçu de l’équivalent sumérien de Girls like Girls, d’Hayley Kiyoko. Attention, chaleur :

« Dame de tous les pouvoirs divins, lumière resplendissante, femme vertueuse habillée de rayons, chérie d’An et d’Uraš ! Maîtresse du paradis, au grand diadème, qui aime la belle coiffure convenant aux hauts offices de la prêtresse, qui détient tous ses sept pouvoirs ! Ma dame, vous êtes la gardienne des grands pouvoirs divins ! »

Extrait de « L’exaltation d’Inanna »

Le meilleur, c’est que cette position d’épouse d’Inanna que revendique la princesse Enheduanna dans ses textes semble reconnue et bien acceptée de ses pairs : en 1927, on a retrouvé à Ur, dans les fouilles du sanctuaire de la déesse, un disque d’albâtre de 26 centimètres de diamètre représentant Enheduanna au milieu de trois autres personnages. La princesse est présentée comme l’« épouse de Nanna et fille de Sargon » sur l’inscription qui figure au dos du disque.

Et dire qu’en France, le mariage pour tous date seulement de 2013…

Une lesbienne pour les gouverner toutes

Si vous n’aviez peut-être jamais entendu parler de la princesse mésopotamienne Enheduanna, il est en revanche une lesbienne que vous n’avez pas pu louper – et non, nous ne parlons pas de Kristen Stewart, mais bien de Sappho, poétesse grecque archi stylée ayant vécu pendant l’Antiquité, aux VIIe siècle et VIe siècle av. J.-C, et connue pour ses nombreux textes décrivant l’amour et les relations intimes entre femmes.

Mais si Sappho est aussi célèbre aujourd’hui, ce n’est pas seulement pour la teneur hautement homoérotique de ses poèmes : c’est avant tout parce que le mot lesbienne a été inspiré par elle. Et oui ! Avant Sappho, une lesbienne n’était rien d’autre une habitante de l’île de Lesbos, en Grèce, d’où vient justement la poétesse ; à l’époque, elle était donc connue sous le nom de Sappho la lesbienne (un procédé courant : il y avait aussi Agnès de Rome, ou Alcée de Mytilène, par exemple). Ensuite, par métonymie, le mot lesbienne a fini par désigner l’attirance de Sappho pour les filles, puis simplement les filles qui aiment les filles. Ouais, la meuf a posément donné son nom à toute notre communauté.

Et comme Sappho est la dyke ultime, même son prénom est devenu un synonyme de lesbienne : quand on parle de relations « saphiques » ou de « saphisme », c’est en référence à elle ! Avant Sappho, on utilisait le terme « tribas », et qui veut dire « se frotter » (tout un programme) – qui a d’ailleurs donné le mot « tribadisme », toujours en usage aujourd’hui et qui désigne notamment la mythique position du ciseau.

Aujourd’hui, il peut sembler étonnant que les poèmes de Sappho – dont le thème majeur est quand même la passion amoureuse lesbienne – aient connu un tel succès pendant l’Antiquité, qu’on pourrait imaginer (à raison) comme une période plutôt sombre pour les droits des femmes, et a fortiori pour celles qui exaltent les relations en dehors du mariage hétérosexuel. En plus, dans les textes de Sappho, il n’y a pas de place à l’ambiguïté : son amour pour les jeunes filles s’exprime clairement dans ses poèmes, et le désir qui s’y manifeste, ainsi que l’évocation d’Éros et d’Aphrodite, laissent peu de doute sur la nature physique des relations qu’elle entretient avec elles :

« Sitôt que je te vois, la voix manque à mes lèvres, ma langue est enchaînée, une flamme subtile court dans toutes mes veines, les oreilles me tintent, une sueur froide m’inonde, tout mon corps frissonne, je deviens plus pâle que l’herbe flétrie, je demeure sans haleine, il semble que je suis près d’expirer. »

Fragment d’ « À une femme aimée »

 

600 ans avant J.-C., Sappho était donc complètement sortie du placard, mais encore plus surprenant, la poétesse était aussi lue et célébrée par ses contemporains : plus de cent auteurs de l’antiquité l’ont citée ou ont parlé d’elle, et dans une épigramme qui fut attribuée à Platon, celui-ci la qualifie de même de « dixième Muse ». Plutôt la classe, d’être citée par le king de la philo, non ?


Cependant, si dans le milieu aristocratique de la Grèce archaïque, l’homosexualité n’a rien de choquant, en revanche, le fait que ce soit une femme qui s’exprime sur le sujet reste exceptionnel (et bien entendu, pendant les siècles qui ont suivi la parution de son oeuvre, des dizaines de mecs hétéros paniqués à l’idée que les meufs puissent s’amuser sans eux ont essayé de se persuader de son hétérosexualité, notamment en lui inventant une passion pour un certain Phaon, ou une relation amoureuse avec son contemporain Alcée – parmi lesquels Ovide, qui connaîtrait d’ailleurs un certain succès sur le forum 18-25 de jeuvideo.com pour son traité L’art d’aimer, qui présente la drague comme une chasse à courre où les femmes seraient les proies, miam miam).

Mais où Sappho rencontrait-elle toutes ses amoureuses, à une époque où se faire un billard à la Mut’ n’était encore pas exactement une possibilité  ? Et bien le Tinder de l’époque, pour les lesbiennes, s’appelle « Thiasos » : il s’agit de sortes d’écoles réservées aux jeunes femmes et censées les préparer au mariage (on a dit « censées »), où on apprend théâtre, la danse, le chant, la poésie, et où on cultive et on développe son Éros par la recherche de la beauté aussi bien du corps que de l’esprit.

N’avez-vous jamais rêvé de vous retrouver au sein d’une université où toutes vos camarades seraient potentiellement lesbiennes, et où vous liriez lascivement de la poésie érotique tout en vous caressant le bout des seins ? Sappho ne s’est pas contentée d’en rêver : elle a décidé de monter son propre « Thiasos », et de transformer le concept en sorte de Wet for Me de l’antiquité.

Le groupe dont elle s’occupe prend le nom de « moisopolon oikia », ou la « maison consacrée aux muses » (tout un programme) et Sappho revendique pour ses élèves l’émancipation par la musique et les arts en général.  Il s’agit de leur donner les moyens et les connaissances nécessaires pour éviter de subir le destin habituel des femmes grecques (à cette époque, les femmes même mariées ne sont pas citoyennes et n’ont donc aucun droit dans la cité, les petites filles ne vont pas à l’école et sont mariées sans leur consentement dès l’âge de quinze ans). L’enseignement de Sappho est donc pour ces jeunes femmes une véritable initiation à la liberté (et au cuni, certainement).

Elle encourage aussi entre ses élèves la « philia », ce sentiment d’amour-amitié jusque-là réservé aux hommes. Dans la « moisopolon oikia », il n’y a plus de dominant et de dominé comme dans les couples hétérosexuels, ou d’éraste et d’éromène comme dans la pédérastie, il n’y a pas non plus d’aînées qui initient les plus jeunes à la passivité mais deux être semblables qui s’aiment en dehors des codes établis et n’obéissent qu’à la nature et aux dieux, en l’occurrence Aphrodite.

Voilà qui nous permet définitivement de couronner Sappho Queen de Gouines, et qui achève de montrer qu’on envoyait bien chier l’hétéro-patriarcat et la toute-puissance masculine plusieurs millénaires avant que le mot féminisme soit même inventé. Le « progrès » n’est donc clairement pas un cheminement linéaire et inéluctable, mais bien le résultat de luttes et de volontés politiques, qui peuvent à tout moment être fragilisés : selon l’historienne Marie-Jo Bonnet, un siècle après la mort de Sappho, les pratiques lesbiennes sont promptement réprimées et moquées.

Let’s fight, then !

 

Anne-Fleur Multon

– Feminist, fab, queer, et accessoirement autrice jeunesse pour payer les croquettes du chat. Wine is always the answer – et pour tout le reste, il y a Virginia Woolf.