2009-2019 : l’intime bilan.

2009-2019 : dix ans ça représente quoi dans un vie ? À la fois tant et si peu dans l’histoire de l’univers. En cette fin d’année propice au bilan et à la réflexion, quoi de mieux qu’un article décade ? Ces dix dernières années ont tellement modifié ma manière d’être au monde et à moi-même qu’il m’est impossible de juste faire un article descriptif des luttes. Parce que l’intime est politique et que ce que nous sommes est la manière la plus radicale de lutter, Lexie d’Aggressively Trans femme trans militante, Aimé Pestel dessinateur qui visibilise les corps qui ne le sont pas, et moi partageons notre intimité avec vous.

Comment évolue t-on ? Qu’est ce qui nous permet de grandir ? Qu’est ce que nous avons ressenti ? Toutes ces questions intimes qu’on ne trouve pas dans les livres d’histoire ni dans les tracts militants. Pourtant, nos vies, nos sentiments, nos souvenirs comptent et nous rendent uniques. Prêt.e.s pour le partage ?

Je pense à toutes les meufs que j’ai désiré, à la première fois où j’ai couché avec une fille, à la meuf de ma décennie, à mes renaissances, au chemin parcouru. Il y a eu le mariage pour tou.te.s et la pma, mais c’est toujours aussi dur d’exister en dehors de l’hétéronormativité. Ces droits douloureusement acquis nous protègent partiellement mais ne nous rendent pas la vie plus facile. Parce que c’est toujours difficile d’exister en dehors des normes et qu’il ne suffit pas de s’accepter ni de faire son coming out. J’aurais aimé descendre dans la rue à ce moment là mais j’en étais totalement incapable parce que j’étais terrifiée. Sans la meuf de ma décennie, je n’aurais peut-être pas vaincu ma plus grande peur des dernières décennies : celle d’être gouine (et je vous le dis : la gouinerie c’est tellement bien !). Cette meuf m’a appris à aimer et à laisser partir ce que l’on ne peut retenir, elle m’a réconciliée avec mon corps et m’a permis de grandir. J’ai découvert ce qu’aimer voulait dire en dehors du patriarcat, à pardonner et ne presque plus culpabiliser.
Au rythme des films de Dolan et grâce au féminisme, je me suis découverte. C’est, je pense l’évènement majeur de cette décennie dans ma vie : le féminisme. Et lorsque je regarde autour de moi, j’ai l’impression que cela concerne beaucoup de personnes. 50 ans après le MLF, il y a eu MeToo. Ce ne sont pas les lois qui nous aident à être nous-mêmes mais toutes ces personnes, ces voix, ces existences qui nous disent : « tu peux exister, tu es légitime». Et toutes ces nouvelles découvertes et prises de conscience impliquent de laisser derrière nous de fausses croyances, de se défaire aussi de personnes que l’on aime mais qui ne nous permettent plus d’être nous-mêmes. Ça fait mal, parce que ça nous renvoie à tout ce système oppressif mais c’est aussi cela grandir. J’ai rencontré des personnes bienveillantes que j’aime. Sans doute les dix années les plus décisives de ma vie car j’ai fait deux coming out : lesbienne et autiste. Je partage une relation exceptionnelle avec Otto mon chihuahua ( #teamgouineàchien) et grâce à lui je ne mange plus de viande. Avec joie je suis fière de ce que je suis et du progrès effectué.

Comment as-tu traversé cette décennie ? Y a t’il eu des évènements, des émotions, des rencontres, prises de conscience, qui t’ont changé ou que tu as envie de partager avec nous ?

Lexie :

Wow j’ai envie de dire que je l’ai traversée de façon chaotique mais disons plutôt comme une grande aventure ça sonne mieux *rire*. 2010-2020 ça restera principalement pour moi une décennie de libération avec la prise de conscience de ma transidentité, mon coming out et le début de ma transition sociale et médicale. En y réfléchissant je pense même pouvoir découper cette décennie en deux. 2015-2020 étant une période d’éveil et de prise de conscience sociale puis personnelle et militante. Et même si ça a été période de douleurs et d’épreuves d’une violence que je pense pas revivre le bilan est positif parce que ça m’a fait gagner en empathie, en maturité, en recul. Donc décennie de contrastes assez foufous mais qui restera une période charnière et fondatrice pour moi.

Aimé Pestel :

Alors, depuis 2009…et bien j’ai vécu dans 3 villes et 8 appartements différents, je suis passé de perçu-meuf vaguement het (par le reste du monde, car je ne me suis jamais défini ni identifié comme tel) à ultra gouine à finalement transboy assez fag. J’ai fait un nombre incalculable de coming out, je suis devenu vegan, j’ai eu 3 relations romantiques importantes, de nouvelles amitiés que je peux compter sur les doigts de la main (bon, ok, deux, mais je les vois peu !) j’ai découvert à presque 25 ans que j’étais solitaire puis ai été identifié comme étant sur le spectre autistique. Enfin (phew !) j’ai vraiment exploré pas mal de trucs, de plus en plus intérieurs avec le temps. J’ai aussi été diplômé en psycho sociale, pour finalement devenir président d’une mini asso l’année suivante, puis monter un webzine avec mon ex, reprendre le dessin que j’avais lâché depuis des années, redécouvrir les sensations physiques, l’état d’esprit qui les accompagnent, l’espace de liberté mentale que cela implique pour moi…wouah, c’est vrai que cette décennie a été intense quand même.

Ça a été sacrément dur à des moments. J’ai aussi redécouvert la solitude, puis le repli, et puis finalement j’ai commencé à me les réapproprier pour m’apercevoir que je fonctionnais plutôt bien comme ça. Quand je suis seul je m’ennuie rarement, j’ai toujours envie de faire pleins de trucs, même si je passe aussi pas mal de temps sur Netflix (c’est générationnel, on va dire). J’ai surtout besoin de contacts sociaux pour la partie émotionnelle qu’ils comportent, sinon je suis rapidement survolté, pour être honnête. Les gens me croient souvent hyper sociable parce que je parle fort et vite, alors que c’est surtout que je suis super stressé et que j’ai du développer un avatar pour la vie en société !

 


Aussi, j’ai approfondi drastiquement mes savoirs et mon rapport à l’occulte, je suis passé de la pratique quotidienne de la tarologie à celle de l’astrologie, c’est génial, j’en apprends tous les jours (littéralement). Pour moi, ça aide à se comprendre soi et à comprendre les autres, à voir les choses à l’échelle de l’Univers et de façon multidimensionnelle…que demander de mieux, notamment pour une personne autiste ? Sinon c’est marrant, parce qu’à 31 ans j’ai l’air plus jeune que quand j’en avais 23-24, où l’on me donnait facilement la trentaine… comme quoi les codes sociaux associés aux genres c’est quelque chose ! A 15 ans je passais à la caisse sans problème avec une bouteille de vodka, et cette année je me suis fait carder deux fois dans des bars, c’était une première pour moi (Androtardyl : la fontaine de Jouvence !)

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Dans une société qui repose sur l’image, lorsqu’on ne se voit nulle part on ne se sent pas légitime d’exister. Cette décennie avec internet a considérablement changé la donne : elle a permis la visibilité. Je pense que c’est l’élément majeur qui peut impacter réellement le futur et en finir avec la fiction patriarcale. Aujourd’hui, tu peux créer ton compte,  partager ton vécu, tes réflexions, tes émotions avec le reste du monde. Nous avons individuellement ce pouvoir là et c’est déjà nouveau en soi d’en faire l’expérience. L’individualité est devenue négative car plus assimilée à l’égoïsme alors qu’un individu en philosophie est un être vivant conscient et sensible. Le capitalisme de plus en plus puissant, contrôle toutes les sphères de nos existences y compris nos corps et nos émotions.

Instagram a permis l’émergence d’images de personnes qui n’étaient pas visibilisées (même si cet outil est aussi capitaliste et patriarcal, l’usage fait par certain.e.s crée un possible différent). Des communautés naissent et cela permet une autre manière de militer plus accessible et inclusive. Le travail des militant.e.s et des associations a significativement préparé ce terrain : à présent l’intersectionnalité est posée au coeur des débats et même si tout reste encore à faire, c’est là.  La visibilité de toutes les personnes minorisées que ce soit sur les réseaux sociaux, dans les séries, au cinéma, dans la musique et la politique donnent espoir et force parce que nous avons cruellement manqué de représentations. Si j’avais vu portrait de la jeune fille en feu ado cela aurait bouleversé ma vie.

Cette visibilité a forcément un retour de bâton et une récupération. Après les débats virulents autour du mariage pour tou.te.s et MeToo c’est ce qu’il s’est produit. Et c’est la même chose dans nos communautés avec le pinkwashing et la caution LGBTQIA+ des politiques alors que les violences homophobes n’ont cessé d’augmenter et que les archives LGBTQIA+ de Paris n’ont toujours pas une proposition acceptable de la Mairie. Cette visibilité enfin accessible et qui ne demande qu’à se renforcer est fragile et a besoin d’être conservée. Parce que l’histoire est écrite par les vainqueur.e.s, les dominant.e.s, cette visibilité met en danger les oppressions systémiques et c’est un réel pouvoir. Être soi, en dehors des normes est déjà une résistance et une victoire.

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Avec les réseaux sociaux, l’activisme a pris un nouveau virage, plus intime. C’est aussi une manière de créer des liens, de renouer avec les émotions et de créer nos propres représentations et manières d’être au monde. Comment cette aventure est née ? Et que t’apporte t-elle ?

Lexie :

Le militantisme pour moi ça a commencé sur Instagram avec la création de Aggressively Trans il y a un an. J’ai créé le compte en conséquence d’un trop plein de frustration, de colère. En gros décembre dernier je voulais rencontrer de nouvelles personnes, sociabiliser et les applications ça a créer un flot inattendu de haine. Sans rire c’était parfois plusieurs messages de haine orienté contre mon identité de genre, chaque jours. Ça et dans mon chemin d’éducation à ce que les personnes trans peuvent vivre j’ai découvert en même temps toutes les législations concernant les corps trans notamment celles obligeant à la stérilisation…. Bref un trop plein, j’avais besoin de parler, de me libérer, et de montrer ce que je/on pouvait subir. Et contre toutes mes attentes la réponse a rapidement été très positive. Un an et 800 posts plus tard j’ai moi même du mal à croire tout ce qui s’est passé. Conférences, tables rondes, interviews, maintenant un livre….

Mais surtout des rencontres avec des personnes que j’admire : Océan dont la vidéo de son coming out m’a montré qu’on avait le droit d’exister et d’affirmer nos identités en public, Giovanna Rincon qui est un modèle d’action, d’humour, d’engagement et de bienveillance, Marina Rollmann qui est une alliée et une personne en or, Noam, Juliet, Brieuc, toutes ces personnes de ma communauté et toustes les abonné-es qui se sont bien vite gravées dans mon cœur. Le militantisme ça a été  un an de déconstruction, d’éducation, pleins de nouvelles connaissances et compétences, un travail à plein temps d’écriture, de dessin, de prise de parole mais surtout une vocation qui s’est imposée un peu comme ça, notamment parce que les échanges, la communication d’informations et d’émotions que ça entraîne sont bouleversantes… Alors oui y a du négatif, la haine existe, on m’a cognée après m’avoir reconnue, ça a aussi « fait fuir » des ami-e-s du collège, du lycée, et plus récents mais le bilan est presque que positif pour moi.

Aimé Pestel :

Ah mais clairement ! Moi je fais typiquement partie des personnes qui pensent que le privé est politique, donc je ne peux qu’être d’accord ! Je dessine l’intimité des gens qui plus est, et apparemment on en a tou.te.s besoin ! On a besoin d’être vu.e.s, perçu.e.s dans notre part sensible et vulnérable (que ce soit par la photo, le dessin, la vidéo, la musique…), même s’il y a une touche de mise en scène aussi. En même temps c’est normal de se protéger. Et chacun.e sa méthode à ce niveau.

Personnellement j’ai passé toute une période de ma vie à subir des humiliations, du coup je crois que c’est un mécanisme de défense de me mettre à nu. Je le fais avant que ce soit fait pour moi, et j’avance en apprenant à me faire croire à moi-même que je suis légitime dans ce que je fais et dans ce que je suis. Tout le monde ne supporte pas ça, car on a tendance à minimiser le pouvoir de la Vulnérabilité en règle générale (accessoirement, c’est le nom d’une conférence TED que j’ai découverte il y a quelques années et ai beaucoup aimé – Power of Vulnerability-, le titre est très fort je trouve). Et oui, pour lesdites « minorités » (je mets des guillemets car par définition, ce terme désigne des populations qui ne sont aucunement minoritaires, je n’ai jamais compris son usage…encore une fois, c’est politique, ça évite de devoir dire « dominées » !


En tout cas moi je trouve ça intéressant cette dimension là où justement on donne à voir certaines de ses fragilités (On en occulte probablement au passage), je pense juste qu’il ne faut pas oublier de prendre cela avec du recul régulièrement, c’est à mettre en perspective ! Mais c’est une réappropriation et en ça, ça a du bon. Pour moi c’est arrivé progressivement, comme je l’ai dit précédemment, mais je pense que ça a vraiment commencé à décoller en arrivant sur Instagram il y a 1 an et demi. S’il n’y avait pas tant de censure à caractère problématique (car ce sont toujours les mêmes qui sont ciblé.e.s), cette plate-forme serait top car elle a tout de même de bons côtés, notamment pour le travail artistique.

Le turfu tu l’envisages comment ?

Aimé Pestel : 

Comment j’envisage le futur ? Honnêtement, pour une fois, en mode vraiment impro. J’essaye d’apprendre à me laisser porter sans angoisse. Finalement mon expérience existentielle m’indique je ne m’en sors pas si mal dans les grandes lignes et que je dois apprendre à avoir confiance, donc j’y vais. Comme disent les Shadok : « Quand on ne sait pas où l’on va, il faut y aller et le plus vite possible ! ».
Je continue dans ma lancée, je fais des collab, notamment quelques unes que j’ai sur le feu et qu’on devrait voir apparaître dans les prochains mois, ça va être cool, j’ai hâte. Il y a aussi des personnes qui m’ont proposé des projets photo et d’illustration, donc yes, let’s go ! René Char disait « Serre ton bonheur, impose ta chance et vas vers ton risque. À te regarder, i[e]ls s’habitueront ». C’est une amie qui m’a offert un marque-page sur lequel elle avait écrit cette phrase il y a des années…ça m’a pris un bon moment avant de m’apercevoir à quel point elle avait vu juste me concernant. Cette citation m’aide beaucoup à avancer, les phrases de Prévert, Sagan, Nietzsche et Tati aussi, du coup je fais circuler, si ça peut faire du bien à d’autres !
En fait c’est ça, ça m’aura pris du temps mais j’ai enfin confiance en l’avenir, parce que contrairement à ce que j’ai pu croire à pas mal de moments, je m’en sors en fin de compte.

Lexie :

Le turfu on y est déjà ! 2020 c’est pas la date dans les œuvres de fiction où on voit les voitures volantes et tous ces trucs dingues ?
Bon on est loin de ça hein… Le futur je le vois…. Avec angoisses. Je suis une grande angoissée pour tout mais c’est clairement dans mon top 3. Parce qu’on est dans une urgence extrême pour l’environnement, parce que les violences transphobes sont chaque année en hausse déchaînée, parce qu’on entend à nouveau parler de l’imminence d’une crise économique et que trouver un gagne pain en étant queer c’est pas simple…. Donc oui, je suis pas forcément hyper optimiste et en même temps je vais continuer mon petit bordel à parler, à écrire, j’ai la chance d’avoir des opportunités qui sont clairement des rêves personnels… Et je me battrai là où il faut. Et puis avec la belle percée du militantisme sur les réseaux sociaux je crois qu’on a beau cadre pour faire des grandes choses. Donc ici encore c’est en contraste mais je veux foncer vers le positif !

 

Si nos identités et cette visibilité tant importante nous permettent de nous construire, il est évident que tout change. Ce n’est pas seulement le queer, ou l’anticapitalisme, l’antiracisme, l’écologie, l’antispécisme, le féminisme mais cet ensemble d’analyses dont le futur a besoin. Comment allons nous nous retrouver ? L’identité est importante pour la construction personnelle mais elle peut être un frein aussi lorsqu’on doit évoluer. J’ai compris avec cette décade qu’il est logique et nécessaire d’abandonner des manières de penser, de se confronter à ses peurs, et d’apprendre à faire sans ce que l’on croyait impossible.
C’est le cycle de la vie, il y a des choses avec lesquelles on ne peut rien : les débuts, les fins. Nous n’avons pas d’emprise sur le passé ni le futur et notre champs d’action reste le présent avec ce sentiment que le temps compte. Il y a une autre dimension importante, la neurodiversité. On en parle certes plus, mais au quotidien la neurodiversité demeure une caution militante cool qui ne s’articule jamais dans le fonctionnement des espaces. Or, il me semble que cette manière différente de fonctionner et de penser peut être l’enjeu des années à venir. La radicalité implique le changement à la racine. Mais comment évoluer en reproduisant sans cesse les mêmes habitus ? Allons nous dépasser nos traumas et casser enfin le cycle de reproduction des oppressions y compris dans nos espaces ? Sommes nous prêt.e.s à renoncer à nos privilèges les plus infimes soient-ils ?

Le futur s’annonce rude mais je garde espoir parce que je sais de quoi nous sommes capables, que je crois au pouvoir et à la beauté de nos émotions et que je ne suis pas la seule. Je nous souhaite de flamboyantes renaissances, des métamorphoses radicales et de l’amour parce que finalement c’est toujours l’amour qui résiste à tout.

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Illustrations: Dina Rodriguez

Delphine

Extraterrestre passionnée de métaphysique et de pizza, elle parle de féminisme, cinéma et surtout de l'invisible.