Nina Bouraoui, fiction autobiographique et fureur de vivre

Dans son quinzième roman, Tous les hommes désirent naturellement savoir, Nina Bouraoui raconte les souvenirs croisés d’une enfance à Alger et la découverte des premiers désirs au Katmandou, l’ancien phare lesbien des nuits parisiennes.

Le résultat est celui d’une fiction autobiographique hautement envoûtante, libre et infiniment sensuelle qui mêle souvenirs d’enfance et découverte de soi à l’âge adulte. Le récit d’une quête d’identité et d’une fureur de vivre qui n’attend pas. “Dans la vie il ne faut pas trop réfléchir, sinon on manque sa chance et on déçoit son espoir” écrit-elle. Se souvenir et devenir. Déjà dans Garçon manqué, publié en 2000, Nina Bouraoui évoquait l’Algérie de son enfance et le déracinement suite au départ pour la France, lorsqu’elle était âgée de 14 ans.


Née à Rennes en 1967 d’un père algérien et d’une mère bretonne, la jeune Nina grandit à Alger où elle déambule coiffée à la garçonne, vêtue d’un jogging et d’un marcel, chaussée de claquettes. Libre et sauvage. Dans un pays qui s’engouffre peu à peu dans la violence d’une guerre pour l’indépendance, la jeune Nina vit les joies et les peines d’une enfant insouciante mais déjà consciente.

Consciente d’un amour tendre et dévorant pour sa mère, figure forte du début du roman, aimée et aimante. Consciente aussi de l’éveil aux corps et à la sensualité. Au désir presque, lorsque la jeune Nina observe d’un œil quasi transi les amies de sa mère venues lui rendre visite dans l’appartement familial. C’est en ce sens que l’auteure évoque l’expérience d’une enfance singulière, très tôt marquée par un sceau évident : celui d’aimer et de désirer les femmes. Toutes les femmes.

Plus tard, Nina Bouraoui évoque le retour en France, lorsque l’Algérie sombre véritablement dans la violence. Il s’agit dès lors de devenir. Nina, qui n’est déjà plus une enfant mais pas tout à fait une adulte, est parachutée à Rennes sur ordre de ses parents. Ses grands-parents maternels l’hébergent pour un temps mais ne comprennent pas la vie passée à Alger. Ils ne comprennent pas non plus l’adolescente, ses cheveux coupés courts et la singularité d’être de Nina dans une société normalisée et hétérocentrée.

Déjà, le couperet tombe : “elle sera intellectuelle ou lesbienne”. C’est la violence des mots qui vient inexorablement compliquer l’acceptation. Qui vient aussi nourrir la haine de soi. “J’ai vécu ma propre homophobie” confiera plus tard, d’une voix toujours très douce, Nina Bouraoui.

L’auteure raconte son coming-out forcé au lycée, lorsqu’une de ses camarades de classe vend la mèche. Aux yeux de tous, Nina devient la lesbienne, la gouine, la goudou. En un mot, la freak du lycée. Les parents des copines appellent la mère de Nina pour lui annoncer que, désormais, leur fille ne viendra plus dormir à la maison. Pour se sauver, pour regagner les rangs et ne pas faire de vagues, Nina nie, flirte avec les plus beaux garçons du lycée et dénonce une autre. L’adolescence est cruelle.

Lorsqu’elle quitte le lycée et rejoint Paris pour entamer des études qu’elle ne finira pas, Nina se cache. Elle passe incognito ses soirées au Katmandou, le club mythique qui rythme, depuis 1969, les nuits parisiennes dans le Paris lesbien. Au 21, rue du Vieux Colombier, dans le très chic et intellectuel quartier de Saint Germain des Prés, Nina rencontre des avocates, des actrices, des femmes du monde mais aussi des droguées, des prostituées et des anciennes taulardes.

Tout ce petit monde se côtoie, se drague et se cherche la nuit tombée. Il n’y a pas grand-chose qui relie ces femmes entre elles. Sauf peut-être, le sentiment de n’être comprises et acceptées qu’ici, au Kat. Les rencontres et les passions au Katmandou nourrissent la quête d’identité sexuelle de la jeune femme. Elles nourrissent aussi la vocation de Nina pour l’écriture, fiévreuse et libératoire : il faut écrire pour survivre. Pour aimer. Et pour s’aimer.

Nina Bouraoui explique que l’écriture de Tous les hommes désirent naturellement savoir s’est imposée avec les mouvements contre le mariage pour tous. Comme beaucoup, l’auteure dit avoir été profondément révoltée et attristée à la vue des cortèges roses et bleus, pleins d’enfants, brandissant des banderoles homophobes et mensongères. La violence des mots, encore.

A la lecture du roman résonne également le constat selon lequel les combats d’aujourd’hui sont, peu ou prou, toujours les mêmes qu’hier. Les conquêtes existent mais elles demeurent fragiles. Il faut veiller. A l’heure d’envisager l’ouverture de la Procréation Médicalement Assistée aux femmes célibataires et aux couples de lesbiennes, et au moment même où de nouvelles agressions homophobes font rage et doivent susciter la mobilisation, le roman de Nina Bouraoui s’impose comme un témoignage intime des luttes passées et un message d’espoir pour les conquêtes à venir.

Extrait : “Il y aura toujours des fêtes et des lumières, il y aura toujours des larmes et des clairs-obscurs, restera l’amertume de ne pouvoir explorer le cœur de ceux que nous aimons et de ceux qui nous aiment, il y aura toujours du mystère et de l’inconnu, nous ne saurons ni les racines ni la terre, nous ne saurons ni les raisons du bonheur ni celles des chagrins ; une seule certitude demeure – nous espérons”.

 

Emanuelle H.

-Juriste résolument féministe, fan de cinéma, des héroïnes badass et spécialiste de l’accent québécois.