Queer is not bizarre : chapitre 5

Queer is not bizarrela série littéraire de Lolita Sene est sur Barbi(e)turix. Chaque semaine, nous vous proposons un nouveau chapitre. Poursuivons notre aventure ci-dessous. Retrouvez la publication originale de Queer is not bizarre par ICI. Chapitre 5 : le film

J’ai préparé du café, déroulé les volets automatiques. Le ciel de ce matin, encore très tôt, n’est que mélange de grisaille et bruine. Mon bureau donne sur cette cour sombre qui ne laisse entrer que peu de lumière. J’ai allumé la lampe. Maintenant dans ma bulle, carnet de notes sur les genoux, les premiers rushes des interviews réalisées de Maro, puis de Fanny le jour suivant, défilent sur ma station de montage, en boucle. Je remarque avec curiosité qu’elles se sont assises dans la même position, un peu en oblique, profil droit, visage penché sur le côté, jambes croisées. D’avoir vécu ensemble, elles ont fini par se ressembler. Je me souviens de fois où, de dos, de loin, il m’arrivait de ne plus parvenir à les identifier, de savoir laquelle était Maro, laquelle était Fanny. Leur façon de marcher, de se mouvoir, d’hésiter, la longueur de leurs cheveux qu’à une époque elles s’étaient mutuellement coupés, leur bassin, leur bras. A force de manger la même chose, de boire les mêmes bières, les mêmes vins, d’avoir la même activité physique, de rester au lit, de dormir serrées. Leur voix aussi, comme elles s’exprimaient, au téléphone souvent je les confondais.

Maro s’est livrée plus que je ne l’aurais cru. Fanny a porté la casquette de l’indulgence, sans qu’on ne sache si c’est de son propre gré ou pour son image. Elles sont puissantes à l’écran, toutes les deux à leur manière. Maro, par sa fragilité, son arrogance un peu cachée, Fanny parce qu’elle maitrise et les lumières et les objectifs.

Maro : « Bon, tu sais, voilà j’ai été avec cette fille, on va taire son prénom, hein ? Quand on s’est quitté, j’ai vachement grossi. Cinq kilos. A cause du stress. Parce que je ne bougeais plus de chez moi, de mon lit, je dévorais pour oublier, je buvais trop aussi. Y en a qui maigrisse, moi c’est l’inverse. Quand je suis heureuse, j’ai l’appétit coupé, mais dès je suis en dépression, il faut que je bouffe. Manger me remplissait du vide que je ressentais d’elle, tu comprends. Elle avait fait ses clics et ses clacs sans prévenir… Je suis rentrée du travail, plus tôt que d’habitude, à la pause déjeuner. Franchement je croyais encore dur comme fer qu’on pourrait discuter. C’est ce que j’aimais d’ailleurs avec elle, qu’on parle, même si j’étais loin d’être la meilleure sur ce terrain là. Elle m’a poussée à évacuer, à démêler des situations, parler, parler, encore parler, jusqu’à complètement s’épuiser, quoi… Et puis, elle a dû en avoir sa claque. Elle me répétait « j’en ai ras le cul de toi, de ce mutisme, putain tu fais chier, j’en ai marre qu’on puisse pas vraiment parler, pourquoi tu t’enfermes, pourquoi tu tournes le dos ? J’ai l’impression de me battre contre de l’air, du vent, avec toi depuis sept ans ! » Pourtant je peux t’assurer que je me dévoilais comme je pouvais, j’ai vraiment essayé, et qu’à l’heure qu’il est, elle comprend mieux que quiconque, mieux que moi aussi d’ailleurs, tout le bordel de mon passé. Qu’est-ce qu’elle a pu m’emmerder ! »

Fanny : « Je suis partie parce que je me suis rendue compte un matin que je ne la connaissais pas. Bon, là, face caméra, c’est pas facile, je sais pas si je pourrais raconter comment ça s’est vraiment déroulé mais disons qu’on allait trop loin. Trop loin dans la passion, dans la fusion, dans la dégradation aussi. On n’avait plus de limite et ça devenait dangereux. Donc je me suis barrée, comme ça, du jour au lendemain. J’ai créché chez Clémence pendant un mois, sur son canapé, puis j’ai trouvé une colocation, et à partir de là, j’ai rebondi. Tout le monde pensait que je gérais. De toutes façons, personne ne cherche à trouver le malheur qui se cache derrière un sourire. Bonjour ! Oh salut, comment vas-tu, bien, bien, et toi, comment s’est passé ton week-end ? puis je me suis plongée dans une montagne de dossiers énormes, je faisais que bosser, je m’ignorais. Ce déni de la réalité m’a beaucoup aidé. Je devenais méchante aussi, c’est facile de délier sa douleur dans l’aigreur. Je me souviens d’un jour m’être exagérément énervée contre ma stagiaire chez 20 minutes qui arrivait souvent en retard, et l’était une fois de trop. J’ai décidé de la renvoyer chez elle, normal, sans écouter ses explications. Elle s’est effondrée en larmes, d’ordinaire j’aurais eu pitié, mais là je ne crois pas avoir ressenti le moindre pincement au coeur, en fait, ça ne me touchait pas, c’est comme si plus rien ne pouvait m’atteindre. Coeur de pierre, c’est bien comme ça qu’on dit, non ? Bon, c’est clair, j’aurais bien aimé recroiser Maro, une dernière fois, après, quand la peur s’était dissipée, quand on s’aimait moins, quand la page semblait enfin tournée. Un café n’a jamais tué personne, franchement ? Mais bon, elle est comme ça. Je n’ai pu ni la revoir, ni la rappeler. Comme si on n’avait jamais eu le droit d’acter, en face à face, qu’on était séparées. On n’a jamais pu se dire « OK, c’est fini, très bien, on regrette rien, c’était la bonne solution. » Non, elle a préféré retourner le truc contre moi, je suis devenue la fautive. Voilà, elle m’en veut encore de m’être barrée comme ça. Non, attends, Julia, en fait ne le mets pas ça, dans ton docu ! Tu coupes au montage, hein ? »

Maro : « Quand j’ai glissé la clé dans la serrure, je savais déjà. Le vide est aussi palpable que la présence. J’ai tout de suite ressenti le vide de notre appartement derrière la porte. Et voilà, j’ai posé un pied dans le vestibule, je me suis effondrée en pleurs. C’était franchement lamentable. Y avait notre petit chat, tu te souviens, il s’était blotti dans un coin, il n’osait plus en sortir, il tremblait, il sentait. Je ne sais pas comment elle a pu faire ses cartons en si peu de temps, trois heures. Le côté droit du dressing avait été vidé, il restait quelques vieilles fringues qu’elle aurait de toutes façons jetées un jour ou l’autre. Elle avait emporté ses livres, les rideaux du salon, même notre tableau au berger avec ses chèvres, qu’on avait trouvé dans une brocante, on aimait bien triper avec. On disait, un jour nous aussi, on sera là, loin de la ville, dans notre campagne, ensemble. Tu parles ! Donc bien entendu, elle n’avait pas nourri le chat, y avait des mouchoirs dégueulasses qui traînaient partout, là, entre les draps du lit, sur le bureau, le canapé… Elle avait oublié d’éteindre un robinet, ça foutait une ambiance bizarre, le grand mélodrame… Elle avait aussi pris tous les verres à pied, je sais pas pourquoi, ils n’avaient pas valeur, ils venaient de chez IKEA. Tout le reste m’était légué. Elle n’en voulait plus, et moi avec — elle me reléguait au rang d’objet. Tu ne vaux même pas ça, alors je te laisse là, parmi les meubles… »

Maro et Fanny m’invitaient souvent à dîner. J’aimais leur appartement, chaleureux, décoré avec simplicité, Fanny avait repeint les murs, Maro vouait une passion pour les boiseries, taillées à la main. Souvent on s’installait dans la cuisine, les fenêtres donnaient sur un parc aux arbres touffus et apaisants. Ça se déroulait toujours pareil : Fanny finissait de préparer le dîner, d’installer la table, et Maro enfilait des bières en bavardant. Même dans les couples lesbiens, on finit par retrouver une sorte de machisme naturel. Je n’ai jamais vu Maro aider Fanny pour le repas, elle ne savait pas cuisiner, sa mère l’avait nourrie toute son enfance avec des boîtes de conserve Buitoni.
« C’est quoi ça ? a demandé Maro en enfonçant son doigt dans la mie de pain trempée.
— Mais touche pas avec tes mains, merde !
— Oh, ça va, ça va…
— J’ai fourré le gigot avec une farce. »
Maro a éclaté de rire. Maro était ivre. Ce qui l’aidait à prendre ce ton mesquin.
« Pfff, t’es pas sérieux là ?
— Bah si.
— Attention, du macaron Michelin ! On n’est pas né sous la même étoile, chérie. Non mais quelle bourgeoise ! Comment j’ai fait pour me dégoter une femme comme toi, moi ?
— J’en sais rien. Moi non plus, je sais pas ce que je fous avec toi. »
Ça puait la rancoeur. De ne pas venir du même milieu, d’avoir à se sentir juger, c’était mon sentiment. A force, chacune finissait par en vouloir à l’autre. Maro à Fanny, qui lui en voulait de savoir ne pas lui suffire, qui sentait au fond d’elle qu’un jour elle finirait par partir. Fanny, d’avoir à se justifier, d’avoir à lâcher du lest.
« Bon tu peux me filer un coup de main là, au lieu de gesticuler dans mon dos comme une gosse. Et arrête de triturer la farce, ça s’effrite après…
— Voilà, concluait Maro en ouvrant les bras, me regardant pour me prendre à partie. Encore à me dire que je suis un enfant, enfin j’ai l’habitude maintenant. »
C’était déjà la fin.
Je me retrouvais au milieu de ces querelles et piques, je ne savais parfois plus où me foutre, dans mon coin de chaise, tandis qu’elles passaient soudain de l’animosité à l’amour, en un quart de seconde. Elles s’avalaient. C’était foudroyant à voir pour nous, à vivre pour elles, effrayant, fatiguant aussi.

Elles se sont séparées en plein hiver, comme une sorte de point d’honneur à leur amour, elles s’étaient rencontrées en été. La scission a été violente et froide. On est tous descendu de cinq étages, choqués. Elles se séparent ?  Mais si elles, elles se séparent, alors qui réussira à rester ensemble ? Si on se sentait malgré tout un peu soulagé, on ne pouvait s’empêcher de penser égoïstement. On aurait aimé qu’elles persistent, modèle de notre génération à une époque où les couples peinent à perdurer.

Les visages se meuvent avec difficulté et douleur, l’énergie se trouve en berne. J’ai ramassé Maro sur des bas-côtés de route, boulevard Magenta, place de la Bastille, parfois même dans le fin fond du XIVème, défoncée au gin. Elle ne savait plus où elle habitait. Elle ne pleurait pas, jamais. Restait recroquevillée dans sa peine, on aurait dit qu’elle allait exploser, que son cerveau éclatait. Je suis allée la chercher au poste de police, plusieurs fois, au petit matin, où elle achevait une garde à vue de plusieurs heures — on a fini par lui ôter son permis de conduire. Je n’ai pas voulu avoir de nouvelles de Fanny pendant presque un an. Je crois que c’était par respect pour Maro et je n’ai pas cherché à en avoir. Elle m’a écrit quelques fois, me demandant de ses nouvelles, les mails tombaient vers deux ou trois heures, dans la nuit. Je l’imaginais ivre et fatiguée, à bout d’elle-même pour décider de me les envoyer. J’ai ignoré chacun de ses messages. Quand on s’est croisé par hasard à la projection du dernier Almodovar, bien après, je lui ai menti comme quoi j’avais changé de numéro. En travers de son visage, se dessinait ce mal-être, sourire figé de celle qui a pardonné, sans rancune hein, alors que personne ne réussirait à excuser tout ce qu’elle a pu endurer avec Maro. Je sais aussi que pour l’histoire du numéro, elle ne m’a pas crue. Elle était accompagnée d’une nana plus âgée, qui bosse dans la prod, une femme assez puissante dans l’industrie du film, je la connaissais de nom. On a échangé des banalités, puis on s’est dit, allez salut, à bientôt.

Photographies : Thy Tran

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Angie

Caution bisexuelle de BBX, Angie écrit sur le cinéma et les arts. Mais en vrai, elle aime surtout les paillettes et les sequins dorés. Twitter : @angelinaguiboud