Queer is not bizarre : chapitre 4

Queer is not bizarrela série littéraire de Lolita Sene est sur Barbi(e)turix. Chaque semaine, nous vous proposons un nouveau chapitre. Poursuivons notre aventure ci-dessous. Retrouvez la publication originale de Queer is not bizarre par ICI. Chapitre 4 : Julia

« Comme je réalise ce documentaire, que je dois me présenter seule, face à ma caméra là comme ça sans personne autour, je vais commencer par une liste, une liste à propos de moi, pour peut-être arriver à me sentir plus en confiance, OK, donc je me lance, OK. Voilà, je m’appelle Julia, je suis née à Paris et j’y vis toujours, dans un cinquante mètres carré à Bastille qui me coûte un bras mais que je n’arrive plus à quitter. J’ai toujours exercé le métier de réalisatrice — autrefois, plus jeune, je m’en cachais, mais aujourd’hui j’y réponds avec plus d’assurance. Je me réveille souvent au milieu de la nuit pour consulter mon portable, puis me rendors, enfin me lève aux aurores pour écrire. Je grince des dents pendant mon sommeil, je me surprends à passer un doigt sur mes molaires devenues plates. J’ai une scoliose.Je ne fais pas le tri. Je fume beaucoup trop, j’ai essayé d’arrêter à deux reprises. Je n’aime pas les olives noires quand elles sont cuites, comme sur la pizza, à cause de leur texture devenue tiède et spongieuse. J’aime le cinéma indépendant, les films qui se disent lents, et le romantisme. Je ne prends jamais de congés, sauf en été. J’ai une obsession pour tout ce qui est petit et blanc. J’aime les hommes, j’aime les femmes, je ne mélange pas tout, ce sont des phases, au gré de relations souvent nerveuses avec les hommes et en symbiose les femmes. Je me plonge des soirées entières dans Tinder sans aucun scrupule. J’ai confiance en moi, assez pour paraître jolie. Je dépense beaucoup d’argent. Je ne désire pas d’enfant. Je veux mourir très tard…
Et puis, j’ai foi en l’humanité et en la société. »

J’arrête la caméra. Je pense aux garçons.

Déjà 21 heures, j’entends depuis la fenêtre entrouverte mon studio de travail le brouhaha au dehors, les rues animées, l’appel de l’été qui a commencé. Je sors acheter du chocolat et un pack de bières. Dans cette première avancée vers le magasin encore ouvert jusqu’à tard, je remarque une voiture garée sur le bas-côté, et un mec qui passe alors la tête par sa fenêtre. Il siffle, avec des pupilles vulgaires :
« Putain, t’es la meuf la plus belle que j’ai vue aujourd’hui. » Je trace sans mot, dépasse la voiture. Puis soudain agressif, il lance : « Tu pourrais dire merci au moins ! » La rue donne sur une place, le Carrefour se trouve en face. Des mecs assis sur un banc me voient arriver de loin. J’ai la boule un peu au ventre, maintenant : parce que j’ai toute cette foutue place à traverser sous leurs regards inquisiteurs et excités.
« Tu veux pas sourire un peu ? (ils rient fort) Hein, tu veux pas sourire ? »
J’ai le doigt d’honneur qui me démange mais le retiens. Je n’accélérerai pas le pas, je me concentre sur mes jambes pour ne pas trébucher. Il ne manquerait plus que ça. Et puis tant pis, merde, même si je sens leurs yeux sur moi, même si j’entends leurs moqueries. Je vais acheter mon chocolat. Portes qui coulissent, étalages de Lindt et Brossard, je choisis, je paye, tout va bien.
Sauf que je dois revenir. Retraverser. Reprendre le risque. Ressentir la boule.
Je me pose la question : est-ce que je contourne la place par derrière les immeubles, quitte à faire le tour du patelin, quitte à perdre des minutes ?
Non, fuck off, je choisis de traverser encore.
Les mecs sur le banc :
« Hé, hé ! fait l’un.
— Non mais laisse tomber, coupe son copain. C’est une traître. »
Je n’ai pas compris. Tant mieux ? Peut-être. Sourde oreille. Sauf que : il y a encore la rue, avec la voiture. Chaque nouveau mètre, je crois la reconnaître. Boule au ventre, encore. Je la reconnais, vitre baissée, le mec discute avec un autre mec, il me voit, mais je passe trop vite pour une interaction.
Je remonte exaspérée. J’avais passé une belle journée (sans compter le salope que je m’étais pris à 10h du matin parce que j’étais en short dans la rue) mais là franchement, en moins de huit minutes, quatre piques de stress, et tout ça pour du chocolat.
Non je ne sourirai pas. Non je contournerai pas. Je ne suis pas à ta merci. Tout ça pour du chocolat.

Un jour, je me souviens en avoir eu assez, ça m’emmerdait au plus au point. C’est peut-être futile mais ma véritable et grande révolution a été de casser cette tenue insupportable du sac dans le creux du coude ou à la main. J’ai donc commencé à trimballer ma pomme avec un petit sac à dos en cuir trouvé dans une friperie, et il est devenu mon copain, celui qui m’accompagne partout et protège mes arrières. Il me donne une posture différente aussi, je me tiens droite et fière.

Ensuite, j’ai décidé qu’il me fallait répondre. Avec des fuck. Des vrais. Des durs. Je n’avais plus peur, j’étais énervée.
« Hé, t’as les tétons qui pointent !
— Et celui-là, (je lui fais un doigt d’honneur) tu le vois pointer aussi peut-être ? »
J’ai ensuite arrêté de me regarder dans les miroirs. Vitrine, rétroviseur, reflet dans une fenêtre. Je sentais que j’étais enfin prête à m’affirmer d’une toute autre manière. C’est compliqué de ne plus faire la belle, de s’en détacher, ça peut prendre des années. Je savais que je valais désormais plus que leur appréciation. Que ce soit celles des hommes ou des femmes. Patriarcat comme matriarcat. J’ai supprimé les comparaisons, jugements, analyses de moi. J’ai réalisé ainsi mieux me comprendre et surtout mieux m’estimer. Il n’y a ainsi plus d’échelle de la proportionnalité de ce qu’on est, ou ce qu’on n’est pas. Il y a simplement la vie épaisse, euphorique, qui te prend par la main, t’embarque avec elle. Il y a les possibilités nouvelles, à dix ou à cinquante piges. Il y a ce chuchotement près de ton oreille, qui s’installe et ne repartira pas.

Quand je suis tombée amoureuse d’une de mes camarades de classe, la première fois, à 16 ans, et quand je me suis soudain surprise à penser, le soir dans mon lit, à tout le sexe que je voudrais faire avec elle, j’ai tapé mon front contre un mur. Ça me faisait mal, dans la poitrine, ça m’oppressait, je ne comprenais pas d’où ça venait, pourquoi j’avais des visions comme ça, avec elle, pourquoi j’avais tant envie de l’embrasser. Je me répétais « Lesbienne, je suis lesbienne ? » Je n’y croyais pas, certainement parce qu’on ne m’avait jamais donné une vision claire et prometteuse de cette sexualité — davantage, je n’aimais pas comment ça sonnait dans ma bouche : ça sonnait porno. Cette fille qui me faisait tourner la tête était amoureuse d’un mec du lycée, elle en était amoureuse de loin puisqu’il ne savait pas même qui elle était. Ce même mec m’a alors invitée à boire un café, entre deux gorgées il disait m’aimer. Je l’ai fréquenté quelques jours, à la vue de tous dans la cour de récrée, dans l’ultime but qu’elle ne l’aie pas, et qu’ainsi je ne la garde que pour moi — je réfléchissais à l’envers. Bien entendu, elle ne m’a plus jamais adressée la parole, c’était mérité.

Après quoi, ça a dû s’enchaîner assez vite, la roue était lancée. Je mélangeais tout, je débordais de désirs de rencontres, je suintais d’un mal-être qui se reflétait dans ce besoin d’amour. D’abord les lèvres de Benjamin, il embrassait mal, un peu gauche, mais ça lui conférait un certain charme ; puis celles d’Anais, elle mordait fort ; ensuite la langue de Theo qui répondait à la mienne, douce et harmonieuse. La nuque de Florence, les seins de Marie, les jambes de Maxime, les fesses de Sarah, le corps minuscule, attendrissant, si différent de Claire. Les gros coups coeurs, les je t’aime, les je te hais, la Gay Pride, les restaurants, la Villa Rouge, le Pulp qui va bientôt fermer et les pilules de MD. Paris m’a prise par la main dans sa tourmente de fête, de nuits blanches, de lits chauds. Social Club, Baron, parfois faire semblant alors qu’au fond, on ne se sent pas vraiment à sa place. Forcer, essayer encore. On me demande : lesbienne ou hétéro ? Je ne sais quoi répondre. D’abord je m’épuise à m’expliquer, puis je décide d’y renoncer, je n’ai aucun compte à rendre.

Je me souviens avoir fini par éprouver un certain ennui avec les récits de coming out. Dès qu’on parle d’homosexualité, ça tourne autour d’un seul sujet : la sortie du placard. Au bout d’un temps j’en ai eu ma claque. Comme si nos histoires queer ne se suffisaient qu’à la découverte de soi et qu’ensuite on tombait aux oubliettes. Il y a une espèce de phobie à propos de cette vie qu’on mène : on dit des lesbiennes qu’elles restent cloîtrées chez elles en couple (sic), alors que pourrait-on raconter franchement ? On dit des gays qui n’ont de leur temps à qu’à se rencontrer au fond d’une back room depuis qu’on ne meure plus du sida (sic), alors que pourrait-on raconter franchement ? On dit des bis girouettes du sexe enfants insatisfaits perdus (sic), alors que pourrait-on raconter franchement ? La censure de notre monde homo perdure dans l’art, l’actualité, la politique. On existe qu’un laps de temps, à travers un certain désir, qui a lieu entre l’adolescence et la jeune trentaine, pour ensuite finir rayé. Faut-il s’appeler Yves Saint Laurent ou Warhol pour qu’on acclame une identité tout en oubliant les divergences ? — ça fait ainsi partie du personnage.

Quand le drame s’est produit, entre Moussa et Lorenzo, quand on l’a su chacun à notre tour en trainant sur Facebook — un idiot avait eu le culot d’écrire RIP sur son profil — quand toute cette merde s’est soudain cristallisée en une réalité, il est mort, j’ai aussitôt pensé à une overdose, un truc forcément lié à la drogue.
« Il s’est fait tuer : vingt-sept coups de couteau dans le thorax… »
Je les avais croisés quelques jours auparavant, sur le boulevard Voltaire, il neigeait. Ils se prenaient la tête, stationnant sur le bord d’un trottoir comme s’ils s’apprêtaient à traverser sauf que le feu repassait au vert puis au rouge puis au vert, et eux restaient là, à se confronter. Lorenzo, le nez fagoté dans son écharpe, ne disait mot. Mouss déblatérait, balançant ses bras au milieu des flocons, furax. De cette furie qu’on connait trop bien, décuplée par la jalousie. J’aurais pu aller vers eux mais ça se voyait qu’ils étaient trop énervés, trop éméchés aussi. Coke coupée aux amphets, whisky, vin rouge bas de gamme, ça n’allait jamais vraiment plus loin et c’était suffisant pour les rendre complètement paranos.

Tout le monde voyait bien qu’ils étaient ensemble. Genre, couple à cent pour cent. Eux ne s’affichaient pas, ou seulement quand ils étaient hyper défoncés. J’ai toujours su que Moussa était bi. Il se laissait embrasser par des filles qui avaient envie de le serrer, mais souvent ça n’allait jamais au deçà de là. En revanche, Lorenzo, j’ai jamais vraiment su quoi en penser, tu vois, j’avais l’impression qu’il éprouvait un  immense effroi pour la gente féminine, presque une sorte de haine, un truc peu singulier. Mais il ne cherchait pas à le montrer, au contraire, il se taisait, ce qui foutait à chaque fois un gros malaise. On se connaissait de loin, ils restaient des connaissances, peut-être à cause de nos différences d’âges, eux avaient 23 quand j’en avais 29. Mais certainement aussi parce que Moussa était le meilleur ami de Raphaëlle, et qu’on ne voulait pas tout mélanger. La petitesse du milieu parisien fait qu’on se croisera forcément, une soirée durant laquelle on deviendra les meilleurs potes du monde, mais passée cette nuit, chacun retournera dans son train-train, on s’ajoutera sur Facebook, on se promettra de se revoir sauf qu’il n’y aura certainement pas de suite. Et puis cette imperméabilité étrange qui peut exister parfois entre le monde gay et celui lesbien. J’ai rarement eu, à mon grand dam, un très bon compagnon gay.

J’ai appris la nouvelle pendant ma pause clope, sur le boulevard Magenta devant l’agence pour laquelle je bossais autrefois. Iphone entre les doigts, il m’a fallu quelques minutes pour comprendre ce qui se tramait. J’ai posé des questions à ceux qui les fréquentaient plus que moi, les messages fusaient de partout. Et la peur qui, soudain, nous a tapissé les entrailles. Une peur froide qui fait tomber le coeur. J’avais surtout beaucoup de mal à réaliser qu’il s’agissait d’un meurtre, avec une arme blanche, un couteau putain. J’étais dévastée. J’ai débauché vers 15 heures, impossible de me concentrer du reste de la journée.

On ne sait comment réagir. J’ai voulu d’abord me replonger dans leurs photos, comme un album souvenir, peut-être pour me faire à l’idée qu’ils avaient bien existé en tant que tel, en tant que duo, Moussa et Lorenzo, les inséparables. Les Beautiful Losers, j’ai pensé. Parce qu’ils ne se connaissaient pas depuis longtemps, en réalité, c’était presque comme s’ils venaient de se rencontrer, c’était il y a un an et demi, on m’a dit…
Quinze mois.
Soit rien.
Trop peu.
A peine le temps de se comprendre, d’être en symbiose…
Ou peut-être assez, finalement.

Photographies : Thy Tran

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Angie

Caution bisexuelle de BBX, Angie écrit sur le cinéma et les arts. Mais en vrai, elle aime surtout les paillettes et les sequins dorés. Twitter : @angelinaguiboud