Queer is not bizarre : chapitre 3

Queer is not bizarrela série littéraire de Lolita Sene est sur Barbi(e)turix. Chaque semaine, nous vous proposons un nouveau chapitre. Poursuivons notre aventure, avec le troisième, ci-dessous. Retrouvez la publication originale de Queer is not bizarre par ICI. Chapitre 3 : Raphaëlle

« Mais quelle chieuse ! Je te promets parfois je lui enverrais bien mon talkie dans sa face. Sa façon de me traiter est pire qu’avec mon précédent boss, tu te souviens, le misogyne du café de la Bastille… Je pensais qu’avec une nana, ça serait relax, tu vois. Sauf qu’en réalité, elle est obsédée par sa personne, colérique, antipathique. Elle me parle comme un chien. Fais-ci fais-ça pas comme ça je sais voilà je sais je sais. Si tu sais, alors pourquoi tu me demandes, pourquoi t’as pris une assistante ? »

Raphaëlle ressert les verres avec leur bouteille de Côte-du-Rhône favori, qu’ils picolent ensemble avec Moussa, chaque mardi, jour de congé qu’ils ont trouvé en commun. Ils s’attablent comme à leur habitude dans un coin de salle d’un petit troquet rue de Belleville, à mi-chemin entre chez l’un et chez l’autre. Une ambiance d’attrape-touriste règne entre ces murs, avec le côté kitsch des années cinquante, les garçons vêtus de béret en biais sur le front, tablier noir sur chemise blanche, la musique toujours la même, du Piaf, ce qui débecte d’ailleurs Raphaëlle. Elle avait immédiatement remarqué les banquettes en cuir soient disant d’époque, pourtant falsifiées. Mais l’ironie donnait son charme au lieu : il n’y avait aucun touriste qui ne passait la porte et le vin se payait très peu cher, à la ficelle.
Moussa lève le bras pour alpaguer le serveur, puis voyant qu’il s’approche, chuchote à Raphaëlle, presque sans bouger les lèvres :
« Très mignon, celui-là. Il est nouveau, hein ?
— Tu m’écoutes pas.
— Si, si, je t’écoute. C’est que j’ai besoin d’eau. De beaucoup d’eau. Je me suis mis une cuite hier.
— Génial… Avec Lorenzo, je présume ?
— On pourrait avoir un peu plus de… merci ! » lance Moussa à l’intention du serveur avec allégresse, soulevant la carafe vide que ce dernier empoigne sèchement. Puis se tournant vers Raphaëlle, plus sérieux maintenant :
« Bon franchement, il n’y a qu’une seule solution pour qu’elle se calme, ta Fanny. Couche avec elle.
— Quoi ? »
Raphaëlle éclate de rire, un temps, puis roule des yeux vers le plafond :
« Merci du conseil, je vais aller loin… Ça fait un an que je la supporte, y a rien à en tirer, je te promets…
— Tu fais que parler d’elle, fait-il en se tapotant la joue. Alors peut-être que si, finalement.
— On a sept ans d’écart.
— Pfff, c’est rien ça.
— Mais tu racontes n’importe quoi. De toutes façons, Fanny est déjà presque mariée, sa nana a quarante piges, pleine aux as, et productrice qui plus est. Alors bon…
— Alors bon quoi ? T’es hors sujet, ma cocotte. Je ne te dis pas de briser un couple, ça se trouve elles sont poly, qu’est-ce que t’en sais ?
— Poly ?
— Oui, ouvertes. Genre couple libres, quoi.
— Ah, fais-moi rire. T’as déjà vu un couple de lesbiennes libres, toi ? T’as craqué, Mouss ! Laisse tomber, et puis c’est pas mon genre.
— Comme tu veux, mais sincèrement tu as tout à y gagner. Elle te lâchera la grappe après. Au pire, elle tombera amoureuse.
— Je sais même pas si elle sait pour moi.
— Que t’es bie ? Mais bien sûr qu’elle sait. Hashtag ongles coupés, je te rappelle. Si t’as des doutes encore, touche-lui la main et le reste viendra tout seul. Quoi, tu sais pas ? Oh me regarde pas comme ça… Bah ouais, qu’est-ce tu veux que je te dise moi, c’est votre bite, à vous, non ?
— C’est bon, Mouss, on arrête la discussion là. T’es pénible, merde. On peut jamais savoir si c’est sérieux, avec toi. »
Raphaëlle se remémoire, c’était presque hier. Moussa avait ensuite beaucoup ri, il aimait la taquiner, il aimait taquiner tout le monde. C’était sa façon à lui de se cacher derrière son propre malaise, sa faiblesse, celle de ne pas parvenir à s’aimer complètement, de se sentir trop noir, trop grand, trop gay dans ce monde tragiquement normé. Mais il y arrivait avec brio, personne ne trahissait son subterfuge. On le croyait sûr de lui, il parlait fort, le genre de mec insondable et convaincu par sa personne.
Raphaëlle adorait le comtempler, avec ce visage aux restes angéliques, que les années avaient rendu plutôt saillant, ce nez en pointe, les pommettes hautes, des yeux aussi sombres que du charbon. C’est vrai qu’on pouvait le contempler des heures, on ne s’y habituait pas.

Depuis le drame entre Mouss et Lorenzo, Raphaëlle avait pallié sa dépression latente en carburant au travail. Elle dépensait tout son temps à balayer derrière Fanny, comme elle disait. Elle s’était transformée en son double, telle une ombre, mais parfois aussi elle endossait la casquette de Cendrillon ou de psy. Raphaëlle ne se sentait pas en bonne position, elle marchait sur des oeufs, elle sentait qu’un jour elle exploserait — ou claquerait la porte des studios sans donner d’explications, c’était son genre, la fuite. Elle ne ressentait aucune attache pour Fanny, ni amitié, ni même un soupçon de peine, sinon l’attente de son chèque à la fin du mois et d’une ligne de plus à son CV. Tout ça restait purement professionnel. Elle se glissait dans une peau, le matin, de laquelle elle s’extirpait une fois la journée terminée.

Raphaëlle se dit bie. Complètement, sans équivoque, et sans chercher à en débattre. Elle ne se discute pas, elle se connait, un truc inné. Elle peut te placer des références porno, philo et socio dans une même phrase. Elle a les idées arrêtées, tranchées, elle utilise des mots que je n’ai jamais entendus. J’ai toujours eu de l’admiration face à cette nouvelle génération, pourtant pas si loin de la nôtre, dix ans à peine, mais assez pour qu’ils vous scotchent, qu’on se sente en décalage, comme on a pu aussi avoir le dessus sur nos vieux.
« Et queer ? je lui demande.
— Bah, c’est la même chose, non ?
— Ouais, je sais pas, à toi de me dire.
— Queer, c’est moins précis que bie. Mais tu vois, je suis pas certaine que  ce chaud-froid me plaise. Je suis bi, tu fais avec.
— Alors comment ça se passe, pour toi, au juste ?
— Sérieux, tu me demandes ça, Julia ?
— Non, enfin, si…
— Et bien, souvent ça se passe mal, qu’est-ce que tu veux. On est en France, ici, la grande tradi. Si tu ne délimites pas ta sexualité, tu te sens comme rejetée de tous les bords… Les gens veulent savoir, ils veulent du concrêt. Même homo, c’est mieux pour eux, au moins ils savent où te placer. C’est dit. Alors que bi, non, ça fout le merdier. J’aimerais bien qu’on ne me demande plus, jamais. Voilà, ça tu peux le mettre en aparté, dans ton film, sans me citer. »

Elle n’a pas voulu participer au documentaire, ce qui est compréhensible : déjà, il y a la douleur de la tragédie qui se fait encore ressentir bien trop présente dans son coeur ; ensuite parce qu’elle a ce rejet de toute image publique propre à ceux nés dans les années 1990. Elle n’a pas Facebook, ni Twitter, seulement un compte Instagram qu’elle garde privé pour son cercle fermé. Elle trouve ça débile, d’utilité unilatérale « pour les vieux qui parlent à leurs vieux potes et leurs vieux gosses, quoi ! Tu vois, mes parents sont sur Facebook, alors qu’est-ce que j’irais foutre là dessus, franchement ? »
On a bu un kombucha à même la bouteille, qu’elle avait acheté au marché le matin-même à de jeunes producteurs, puis on s’est promené sur les bords de Seine. Elle est comme ça, la génération de fonceurs, ils n’ont pas le temps de se la coller avec des bières sur le pont Saint-Michel comme on a pu le faire. Eux rêvent de plages californiennes, production et Mercedes coupée. Raphaëlle ne s’en cache pas, et puis « De toutes façons, ici, c’est mort. La France, ça bouge pas, ça reste encré dans ses principes, son histoire, c’est ça qui est beau et ennuyeux à la fois. J’irai à Los Angeles, je veux bosser dans la télé réalité. »

En rentrant chez moi, j’ai pris quelques notes dans mon carnet, phrases dites à la volée, pour ne pas les oublier. Je savais que ça n’était pas déontologique, mais où s’arrête le métier ? Raphaëlle trimballait cette peine qu’elle laissait paraître quand on ne disait plus un mot, comme si elle allait se mettre à chialer entre deux gorgées de thé. Si ça la rendait touchante mais je me suis demandée si elle jouait de moi, me pincer la poitrine pour que je la prenne en pitié.
« Les hétéros me voient comme une girouette qui n’en fait qu’à sa tête ; les homos, comme un imposteur. Alors que je demande rien au peuple, je fais que suivre ma volonté, mes sentiments. Je sais pas, t’as déjà couché avec des hommes, toi ?
— Oui, je réponds en levant les yeux vers elle, longiligne si singulière, pourquoi ne s’est-elle pas lancé dans une carrière de mannequin, elle aurait roulé sur l’or avec sa gueule et ses dents du bonheur à la Vanessa Paradis à l’époque de Be My Baby.
— Donc tu me comprends quand je dis qu’on peut passer de l’un à l’autre sans problème.
— Oui, je sais.
— T’es bie, toi ?
— Non, pas vraiment… J’ai essayé d’être bie, mais ça ne fonctionne pas pour moi. En fait, coucher avec un homme, ça reste OK, mais dès qu’il s’agit d’avoir une relation longue, laisse tomber, c’est le bordel, ça m’est juste…
— Insupportable ?
— Non, plutôt… impossible. C’est à cause de la véracité de mes sentiments.
— Donc t’as jamais formé un vrai couple hétéro ?
— Un vrai couple hétéro ? Non mais fais-moi rire là, ça veut dire quoi ça ?
— Ça veut dire la France.
— OK, disons que j’ai tenté, deux fois, mais ça a toujours tourné au fiasco total. Parce que je les aime pas, tu vois. En réalité, je n’arrive à aimer vraiment et sincèrement que les femmes.
— Donc tu te retrouves pile entre les bi et les gays, right ? »
Puis elle rigole, un peu amère, remue de la tête pour désapprouver. J’allume une cigarette et tente de ramener la conversation à mon sujet :
« Il était quoi, Moussa ?
— Pffff, j’en sais rien, j’ai jamais vraiment compris. Je dirais que Moussa était bi tangente gay. Et Lorenzo gay tangente bi, voilà.
— Alors t’as tout dit. Queer, en somme… Comme ça, plus besoin de formaliser avec des définitions, ou de dramatiser avec des pourcentages. Tu fais ce que tu veux.
— Ouais, fait-elle blasée, moi je pense que ça ne change strictement rien. On devrait simplement arrêter de débattre, tout le temps. » Puis elle a sorti du fond de sa poche, un morceau de papier journal usé, qu’elle devait trimballer depuis le meurtre, comme pour se faire à l’évidence, se rappeler dans des moments de doute ou de chagrin que ça a vraiment existé, pour être giflée par la réalité.

LE PARISIEN

« Un jeune homme de 21 ans, qui a reconnu avoir tué son ami à coups de couteau lundi soir, à Paris, a été déféré au Parquet de Nanterre et mis en examen pour assassinat. Inconnu des services de police, il a invoqué une relation amoureuse « très compliquée et démesurée » qu’il entretenait avec le jeune homme depuis environ un an pour expliquer son geste criminel. Vingt-sept coups de couteau ont été portés au ventre de la victime, lui aussi âgé de 21 ans. Selon la police, l’homicide a eu lieu dans l’appartement de l’auteur présumé. Le jeune homme avait échafaudé un plan pour se débarrasser du corps mais son père, qui a découvert les faits, l’a encouragé à se rendre. »  

Quand l’affaire a explosé, les journaux s’en sont emparée comme du pain béni. Ils allaient régaler le français moyen, ils lui feraient avaler leur mie pourrie avec de petites cuillères dorées. Les gros titres, le beau scandale, deux homos et un meurtre à l’arme blanche, en plein Paris. Leur histoire a d’abord été exposée comme une amitié romantique entre deux hommes qui aurait dérapé, on prenait des pincettes, on ne savait pas sur quoi on s’épanchait. Puis une ordure de journaliste qui a fouiné dans les alentours, interrogeant les voisins de l’immeuble, a découvert qu’ils vivaient ensemble depuis plus d’un an, que c’était plus qu’une simple amitié, et a relancé le débat sur son site à dix milles entrées. On ne pointait plus que leur homosexualité, jusqu’à finalement se délecter pour leur penchant binaire, ce qui les rendaient aux yeux de tous encore plus frappés. On pouvait lire entre les lignes comme quoi le fait de danser sur deux pieds, ça donnait sens à leur folie, ils avaient le choix, ils auraient pu trancher merde, t’es hétéro ou t’es pédale ? J’ai presque cru qu’un journal en ligne ou un blog obscur allait bientôt tartiner leurs propos d’une « possible tendance à la pédophilie ». Ils y ont heureusement échappé, parce que bien trop jeunes encore aux yeux de la société pour en être catégorisés. Je me souviens avoir beaucoup pensé à leurs mères respectives prises au milieu de cette tornade d’injures, suppositions et critiques. Puis j’ai beaucoup imaginé leur quotidien, à elles, comment vivre après, loin devant, après, quand une année aura passé, comment faire désormais ? Se lever, aller aux  courses, ranger le courrier, plier les draps, manger.

Se lever, aller aux courses, ranger le courrier, plier les draps, manger.

Angie

Caution bisexuelle de BBX, Angie écrit sur le cinéma et les arts. Mais en vrai, elle aime surtout les paillettes et les sequins dorés. Twitter : @angelinaguiboud