Queer is not bizarre : chapitre 1

Queer is not bizarre, la série littéraire de Lolita Sene est sur Barbi(e)turix. Chaque semaine, nous vous proposons un nouveau chapitre. Commençons donc par le premier, ci-dessous. Retrouvez la publication originale de Queer is not bizarre par ICI. Chapitre 1 : Maro

Du souvenir de son enfance jusqu’à ses quinze ans, Marianne Rouvière a dû composer avec ce corps perçu comme, à peine rondouillet du point de vue de sa mère, trop enrobé par celui de son père, et gros si on s’en tenait à ses camarades de classe. Sur une série de photos qu’elle a faite défiler sur son portable, j’ai reconnu au milieu de ce visage joufflu sa paire d’yeux de biche qui nous fait encore aujourd’hui tous craquer. Pour le reste, depuis tout avait changé.

Marianne est née à la fin des années 80 dans un bourg situé à quelques kilomètres de Limoges, et a grandi près de ce qu’elle appelait autrefois La Ferme Aux Vaches, laquelle s’est ensuite avérée être en réalité une usine d’abattage. Marianne connaissait par coeur le parfum de la boue, l’horizon de cendre qui se formait en nuage, et ne craignait pas la vue du sang. Parfois, en contournant La Ferme, on marchait sans faire gaffe dans des rigoles rouges qui s’échappaient d’énormes tuyaux de fer jusqu’aux égouts. Puis des égouts jusqu’aux berges de la Vienne. Il était formellement interdit aux enfants de s’y baigner.
Marianne a vécu avec sa mère et son petit frère, Thibault —qu’elle surnomme encore Titi « C’est débile mais même à 30 ans, j’arrive pas à l’appeler autrement… » Son père avait fait cinq années de prison avant d’être, à sa sortie, repêché par une association chrétienne, puis de vivre avec eux, en autarcie, dans la paix du Christ, au fin fond de la Picardie. Elle ne l’avait pas vu depuis ses douze ans. « Il crèche dans cette maison avec d’autres mecs comme lui, qui n’ont pas été clean, tu vois, et je sais pas ce qu’il fout de ses journées, ni comment il paye sa bouffe, ou son téléphone avec lequel il m’appelle trois fois par an. Un jour, si je change de numéro, je te promets qu’il sera le dernier au courant. » Elle savait aussi que s’il la croisait par hasard, il ne la reconnaitrait pas. « C’est peut-être la raison de ma métamorphose, qui peut perdre dix kilos en un été ? » Elle avait fondu, tel un sorbet au soleil, en se privant de nourriture pendant deux mois, ne buvant que des jus, du thé glacé. Elle avait aussi commencé à fumer, Camel bleu, ce qui lui coupait encore aujourd’hui facilement l’appétit.
« Quand j’étais petite, on m’appelait Limousine, parce qu’à Limoges, la vache marron c’est une limousine. Alors ça les faisait rire, parce que la limo c’est aussi la bagnole. Comme si « beauté » signifiait « obèse » et qu’on t’appelait beauté à longueur de journée, tout en sachant que ça n’était pas pour la joliesse de tes formes… Un enfer. »
Marianne détestait son prénom, on devait simplement dire Maro. « C’est le nom d’une araignée qu’on trouve en Russie et moi, voilà, j’aime bien les Russes. » Elle avait décidé d’apprendre le cyrillique à la fac pour se donner cette contenance qu’elle n’avait jamais réussi à acquérir avec une guitare —elle jouait très mal— ou en récitant sur le bout des doigts les conflits historiques depuis le XVe siècle en France —barbant. Le Russe, au moins, ça lui donnait une touche d’exotisme mêlée à ce flegme enivrant propre aux contrées sibériennes. Maro n’était pas allée plus loin que deux années, et si elle ne se souvenait pas de grand-chose, elle continuait de répéter « Kak tibia zavut ? » en laissant paraître beaucoup d’émotion dans ses prunelles, et en appuyant sur les consonnes, ce qui lui donnait un fort accent, comme dans ces films en noir et blanc. Elle voulait surtout montrer qu’elle n’avait pas un cheveu sur la langue mais qu’elle était marquée par, d’il y a très longtemps, quelques origines slaves.

Maro s’était installée à Paris alors qu’elle n’avait pas encore 19 ans, mais déjà 18 donc c’était l’heure de partir, avec seulement cent balles sur son compte bancaire. Une amie d’amie de sa mère a pu l’accueillir le temps qu’elle se trouve un toit, mais pas plus d’un mois puisque son fils reviendrait du service militaire et qu’il récupèrerait sa chambre. Maro se souvient de s’être d’abord sentie hyper embarrassée, sur ce lit une place aussi dur que la pierre, entourée de vieilles affiches de propagande et d’étagères à trophées, de livres obscurs, comme celui sur la chasse à courre française et allemande (Jagd) avant 1952.
Mais elle avait finalement réussi à y faire abstraction, tant la vie dehors était une échappatoire, révolution qui s’installait dans son coeur : elle embrassait une fille pour la première fois, déjà la semaine qui suivait son arrivée.
« Léa… Petite blonde, petit cul, petite bouche, toute jolie. Je dis ça comme ça maintenant, sauf qu’à l’époque, je faisais pas la fière. Quand elle m’a prise par la main, j’ai réagi comme si de rien n’était, mais au fond, j’étais tétanisée, paf, un vrai glaçon au milieu du bide. On s’était rencontrées à la Loco, un ancien club à Pigalle qui a été remplacé par La Machine, je crois. Je sais pas comment j’ai pu me retrouver là-bas, je connaissais personne à Paris, j’avais aucun ami, alors j’image que j’y suis allée seule… On a fini par se choper sur la piste de danse, le gars aux platines était le sosie de Carl Cox. »
Elle remue frénétiquement ses jambes sous la table pour contrer le froid qui s’engouffre dans son jean. L’hiver n’a pas réfréné notre dépendance à la clope, on s’est installées en terrasse, en plein vent.
« Et il s’appelait comment ton tout premier flirt ? » je lance, tandis qu’elle sirote son café en maintenant la tasse entre de petites mains aux ongles un peu rongés. Elle écarquille des yeux d’étonnement.
« Mon premier flirt ? Mec ou fille ?
— Bah, le premier flirt. Mec, si c’est mec, oui.
— Tu veux connaître le prénom du mec ? Je croyais que tu me donnais cette interview parce que j’étais lesbienne, qu’est-ce qu’on s’en fiche, de l’hétérosexualité ?
— Il me faut les deux, pour bien comprendre. Réponds, s’il te plait, Maro…
— Y a rien à comprendre. Je savais, je sais depuis toujours que j’aime les femmes. Sauf que dans le Limousin, c’était pas possible pour moi, t’imagines bien ? C’est ambiance hameau, y a des commères qui guettent à chaque coin de rue. J’ai pu vraiment m’éclater une fois débarquée à Paris. Vive la ville, putain !
— Tu veux pas commencer par me donner un prénom ?
— Fabian, avec un « A », Fab-ian. Voilà, t’es content ? »
Maro qualifie le féminin au masculin, et le masculin au féminin. Elle me croit « content », elle se dit « fou », elle le trouve « chiante ». Je lui demande de développer ce qui la fait méchamment souffler :
« Je sais plus… Il venait du village voisin, on avait été au lycée ensemble, il fumait beaucoup de shit, le week-end il travaillait avec son père, dans son atelier de cuir. J’aimais bien nos discussions, même s’il était à l’ouest, il y avait quelque chose de sympathique qui se dégageait de lui, genre le mec qui fera jamais de mal à une mouche. Et puis, un soir il m’a demandé si je voulais venir le rejoindre histoire de « s’en griller une ». J’ai fait le mur, pas par la fenêtre de ma chambre mais par la porte d’entrée, tranquille, ça a d’ailleurs été le moment le plus étourdissant de toute cette nuit, j’avais la poitrine qui battait à dix milles de partir de chez ma mère sans le lui dire. Je l’ai retrouvé à sa voiture, on s’est installé directement sur la banquette arrière et voilà. On n’a même pas eu à se dire salut, enfin si, peut être un mini salut, mais franchement, c’était tout. On l’a fait comme ça, sans parler, sans s’embrasser, parce qu’on voulait voir, ne pas sortir du lycée en étant chacun encore vierge. En plus, quand tu vois toutes les nanas de ta classe qui se font déflorer l’une après l’autre au fil des mois, je te promets, ça fout les boules.
— Comment ça, qu’est-ce qui fout les boules ?
— Elles changent… Mais ça se joue à peu, c’est un truc très fragile dans la façon de parler, ou de bouger, ou de rire. Je sais pas, elle changent quoi…
— Bon, et après, t’es rentrée chez toi ?
— Non, même pas ! On s’est endormi comme deux idiots dans sa caisse. C’est le froid qui nous a réveillés, vers 4 heures du matin, et je suis revenue à la maison complètement engourdie, congelée. Je suis tombée malade, une grosse grippe. Ensuite, j’ai passé mon bac, puis je me suis barrée. On s’est peut-être vite fait croisés dans les couloirs du lycée, mais on aurait à peine échangé un regard à mon avis. Voilà, y en pas eu d’autres, il a été le seul. Tu la tiens ton intro ? On peut passer au chapitre suivant maintenant ? »
Elle écrase son mégot sous sa basket et, claquant d’une main le revers de la table, s’exclame soudain :
« Nan, en fait c’est moi qui vais driver cette interview. Comme ça, pas de surprise.
— Maro…
— On va parler de ma mère. »
Et elle me fait un clin d’oeil, du style, on se comprend, tu la connais ma mère, sous sa casquette bleue New York, édition limitée de chez Colette, qu’elle s’est faite offrir en nous faisant comprendre que ça serait bientôt son anniversaire, un ami avait lancé une cagnotte virtuelle, je me souviens avoir participé en me faisant la réflexion qu’on était vraiment une société nourrie par le mensonge éhonté, mais pourquoi je participe à ça, moi ? Maro ne gagnait pas immensément sa vie —elle bossait à l’accueil d’un vieux cinéma de Montparnasse—  mais elle aimait les fringues chères. Son banquier, tout comme sa mère, l’avait dans le collimateur depuis des années.
« Elle a toujours su que j’étais gay. Quand je me suis confiée, plus tard, sur mon coming out, elle a simplement levé les sourcils, comme pour dire, quoi moi ? Je le savais depuis le jour où t’es sortie de mon ventre, pourquoi ? Ah, parce que toi, tu ne t’en doutais toujours pas ? J’étais médusée, je croyais qu’elle allait s’énerver,crier, peut-être même se mettre à chialer… Je m’étais préparée, tu vois, j’avais hésité pendant des mois, quand le lui dire, comment. Sauf qu’en fait, elle était déjà au courant, avant moi, alors pourquoi on ne m’a rien dit, pourquoi on n’en a pas parlé quand j’avais dix piges ? »

J’ai rencontré Maro lors de l’inauguration de la salle de concert du Palais de Tokyo. On y donnait une soirée un peu chiante, je vaquais au bar, elle est venue me draguer avec sa belle voix et ses petits bras qui soudain m’entouraient, ses cheveux courts qui balayaient son front. J’ai freiné son ardeur en mentionnant une petite amie que j’avais alors —et que je n’ai plus— elle m’a répondu, sur un ton taquin : « Je le savais, je le savais… » Quand Maro est ivre, elle devient ce personnage farfelu, anti-thèse de nos habitudes, qu’on aime avoir près de nous sans qu’à la longue elle ne puisse nous fatiguer. Parce qu’elle sait s’éclipser quand il le faut, quand elle-même s’affaiblit de sa propre personne. Quand elle se retrouve trop crevée d’avoir trop bu.
« Sincèrement moi, je m’en fiche, je te dis tout, Julia… Mon enfance, mes conquêtes, mon amour pour Leonard Cohen, ce que je bouffe le dimanche soir, mon parti politique, la teuf à Paris, Tinder, et j’en passe. Mais s’il te plait, pas une seule question à propos de Fanny, j’en ai assez parlé, et on l’a assez vue aussi.
— T’es restée sept ans avec elle, je ne sais pas comment on va pouvoir éviter le sujet.
— Tu évites, voilà tout.
— Mais on va pas parler de Leonard Cohen, ça n’a pas de sens.
— Si. Bien plus que tu ne le crois, d’ailleurs. Alors je t’écoute, c’est quoi tes questions. En plus j’ai pas l’après-midi, là, il faut que j’aille nourrir Féline, la chatte de Bérénice. Elle s’est barrée en vacances pour trois semaines, à Bali. Mais bon, elle a une très bonne herbe à fumer, un bel appart’ plein sud, alors je squatte une petite heure en attendant que la minette finisse sa gamelle. »
Maro me fixe de son visage jalonné de sourcils très dessinés qu’elle n’épile plus depuis trois ans, et cette peau douce comme un coton qu’elle n’hydrate plus, encadré de ces cheveux qui ondulent sur ses épaules et qu’elle ne coupe plus, ne colore plus. « Nature peinture ! » Maro en a eu marre. Quand Fanny s’est barrée, elle a voulu une nouvelle fois changer.

« Il va raconter quoi, ton documentaire, au juste ?
— Je devrais pas te le dire, Maro.
— Je cafterai rien, promis, une tombe. »
J’ai du mal à la croire, pourtant…
« Tu te souviens, l’hiver dernier, Moussa et Lorenzo ? je finis par lui demander en rallumant une cigarette.
— Comment je pourrais oublier ? Bah oui… Quelle histoire, putain…
— Ça me travaille encore, beaucoup trop. Pour moi, qu’un truc pareil puisse se passer, à notre époque, c’est à peine croyable. J’ai envie de faire un film sur eux, en partant de cette histoire et que ça englobe toute notre culture queer. C’est hyper d’actualité. Mariage pour tous, tabou inter-génération, sexe coke et electro. On en parle mais au final, qu’est-ce qu’il se passe ? On sent qu’il y a un vrai malaise, chez beaucoup de jeunes, trop de non-dits. Il faudrait un choc de nos cultures, que ça change réellement, en profondeur. On en est loin, je sais, mais j’aimerais que des jeunes voient mon film et n’aient plus peur d’eux-mêmes.
— Il a tué son mec de vingt-sept coups de couteau, Julia…
— Je sais, il a pété les plombs, ça relève du crime passionnel. Ça peut tous nous arriver.
— Donc si je te suis bien, tu m’interviewes pour savoir comment ça se fait qu’on ne se soit pas entre-tué avec Fanny ?
— J’ai besoin d’avoir les ficelles de votre passion, ce qui vous à amener à vous battre, à en venir aux mains. Parce que ça arrive plus souvent qu’on ne le croit, surtout dans les couples lesbiens.
— C’est non, j’en parlerai pas.
— T’as tout le temps pour revenir vers moi, Maro, je suis vraiment pas pressée. Réfléchis. Réfléchis vraiment. Pense à Mouss. Mais pense à Lorenzo, aussi… »
Je paye les cafés puis reviens vers elle pour lui taper une bise. Elle se recule, tire une grimace, pour montrer son désaccord, pour dire que j’exagère, dépasse les bornes. Moussa et Lorenzo, quoi. C’est trop tôt. Je sais qu’elle se dit ça.

Maro me rappellera quelques jours plus tard : « Tu gonfles avec tes petites phrases à la noix. Je ne fais que cauchemarder à propos de Lorenzo depuis plus d’une semaine maintenant ! » enfin décidée à parler à ma caméra.

>>> Chapitre 2, le lundi 9 avril ! En attendant, découvrez des extraits sur le compte Instagram de Queer is not bizarre

Angie

Caution bisexuelle de BBX, Angie écrit sur le cinéma et les arts. Mais en vrai, elle aime surtout les paillettes et les sequins dorés. Twitter : @angelinaguiboud