Manuelle vs Emmanuelle : Les femmes artisanes

J’ai une super pote menuisière-ébéniste. Elle kiffe la matière, elle taille dans le bois d’arbre, elle tranche, elle dégauchit, elle rabote, elle encolle, elle visse, elle te fait des meubles, des lampes, des fauteuils, des dressings et des charpentes aussi, mais ça c’est juste un loisir… C’est la copine qui t’aide à défoncer une vieille cuisine comme qui rigole, la meuf qui se dit tiens j’ai quelques heures devant moi, je vais changer le carrelage de ma salle de bain. Et un jour, entre deux tasses de pisse-mémé, elle m’a parlé des réflexions qu’elle se prenait, juste parce que… c’est une meuf donc. Et j’ai bien halluciné.

Y’a des clients très bien, la plupart, mais il y a aussi ceux qui se méfient. Ça commence direct quand elle arrive « Ah bah vous êtes pas bien épaisse ! », « Y’a pas besoin d’être obèse pour faire des meubles » qu’elle me sort, à moi, bien sûr, parce qu’avec les clients, elle la met plutôt en veilleuse.

Y’en a qui lui demandent comme ça « Et sinon vous avez une formation, enfin vous avez un diplôme ? ». Oui parce que certainement tu deviens menuisier un jour en te disant, Ô que j’aime le chêne. Trois tutos-un marteau-deux clous, vas-y j’y vais. Parce que les gens appellent un plombier et lui demande de venir avec un CV, on sait jamais, des fois qu’il te branche le pommeau de douche sur l’évacuation des chiottes. Ben non, tu demandes jamais (t’es déjà bien contente d’en avoir un qui est venu…).

Il se trouve qu’elle a fait l’école Boulle, ça claque, et surtout ça leur ferme le caquet. Ça l’énerve un peu aussi parce que le dressing que demande madame Michu n’a rien à voir avec l’école Boulle mais bon… Un jour elle est tombée sur un exemplaire bien gratiné. C’est monsieur qui parle, madame trifouille dans sa cuisine équipée, « Mais alors vous avez un atelier ?… Vous concevez et vous fabriquez ? – Oui j’ai un atelier, j’ai essayé dans le couloir, ça rentrait pas, oui oui je fabrique, d’ailleurs je fabrique plus que je ne conçois, je ne fais pas de sous-traitance, je suis pas designer » -« Mais vous travaillez seule ? » (sous-entendu madame fait les plans, monsieur fabrique), « Vous sciez, vous poncez, tout ça…? »… Et là j’imagine ma pote avec un bataillon de gars autour d’elle, « Jean-Marcel, scie circulaire, steup, Jean-Mi un coup de ponçage là, ah et puis Jean-Hamza tu me feras le vernis pour la huit», etc. etc.

Les gens sont un peu dingos quand même.

Y’a aussi ceux qui viennent vérifier l’état d’avancement, c’est toujours sympa d’avoir un gus lambda, qui vient te dire « Vous êtes sûre, là ? », dans ton dos, quand tu bosses, oui parce que y’a ceux qui restent surveiller. Ambiance-relax. Tutti-joie.

Il n’y a pas que les clients. Un jour un menuisier de son coin a vu sa carte pro chez l’un de ses fournisseurs et s’est exclamé « C’est des gens comme ça qui nous piquent le boulot ! ». Des gens comme ça, entendre, des auto-entrepreneurs, parce qu’il n’imagine pas qu’elle est artisan chef d’entreprise, avec de la TVA, une compta, des charges. Elle fait forcément ça un peu en amateur. Son fournisseur lui a tout raconté, sont très sympas les fournisseurs avec elle, en même temps, ils peuvent pas trop la ramener.

Les collègues aussi, comme un plaquiste qui lui a dit sur un chantier : « c’est un beau petit passe-temps que vous avez là » -« oui, un peu comme plaquiste en fait ». Ma pote me regarde : « Au bout de dix ans, je dois encore me justifier, pourquoi je fais ça, ce métier, parce que si tu es un homme c’est un métier et si tu es une femme, c’est autre chose, tu fais du bricolage, tu n’es pas légitime ».

Parmi les artisans chefs d’entreprises, 22 % sont des femmes. Les femmes représentent la moitié de la population active avec un niveau d’études qui atteint, voire dépasse, celui des hommes. Du boulot elle en a, elle en refuse, mais il y a comme un gros chantier sociétal à l’horizon.

 

Isabelle Mornat

Isabelle aime les cabinets de curiosité et la vieille techno hardcore, la confusion des sens et les concentres Harley au clair de lune.