Fan de ma stagiaire lesbienne ! 
Leçon n°6 : Accepter une invitation dans un bar gay

Sidonie travaille dans un ministère où elle cache précautionneusement son homosexualité. Dans le dernier épisode, en l’absence d’Alice, sa jeune stagiaire lesbienne, Sidonie se souvenait avec nostalgie son amante Yolanda et ses yeux brillants…

Alice, ma jeune stagiaire, est de retour dans l’open space après une semaine d’absence. Elle n’a pas trop bonne mine et a perdu quelques kilos. Sa rupture amoureuse laisse des traces. Les yeux sont cernés, le regard est plus dur, elle est habillée de neuf et s’est fait couper les cheveux. Quelque chose a changé.

Vers dix-huit heures trente, l’open space est désert, elle passe me voir et m’impose ma sixième leçon : accepter une invitation dans un bar gay.

Alice : Vous faites quoi, maintenant ?

Sidonie : J’allais rentrer…

Alice : Je vous paye un verre, ça vous dit ?

Sidonie : Tu n’es pas obligée…

Alice : Je sais. Vous venez ?

Je suis déroutée par ses sourires, son enthousiasme ; elle se force, j’en ai peur.

Sidonie : Tu es sûre ?

Alice : Mais oui !

Sidonie : Bon bon… Attends, je téléphone chez moi et je te dis.

Quelques minutes plus tard, j’annonce à Alice que je suis libre (ma femme et ma fille sont bien au chaud à la maison).

Alice : Ok… Attendez… Je confirme un truc à une pote pour ce week-end…

Alice manipule son téléphone hyper vite, ça me fascine. Et elle me parle en même temps.

Alice : Vous ne sortez pas trop dans le Marais, vous ?

Sidonie : Non pas trop, non…

Alice : On y va ?

Sidonie : Bof. On n’a qu’à remonter dans le XXe, plutôt, ça nous rapprochera.

Elle s’arrête de pianoter et lève la tête.

Alice : Je n’habite plus à Belleville, vous avez oublié ?

Sidonie : Oui, c’est vrai, pardon.

Alice a quitté la chambre qu’elle partageait avec Rosa et s’est installée en colocation dans le sud de Paris.

Alice : Vous ne chercheriez pas à vous défiler, par hasard ?

Sidonie : Mais non.

Alice : Vous flippez ?

Sidonie : Mais non.

Alice : Mais si, je le vois, vous avez la même tête qu’avant une réunion à la Dircab.

(Faites donc un débriefing avec un directeur de cabinet et ses adjoints, on verra si vous allez rigoler…)

Sidonie : Quelle tête ? N’importe quoi !

Alice : Si, vous palissez, je vous connais maintenant : vous flippez.

Sidonie : Mais non pas du tout !

Je mens, je mens, je mens mal. Je suis mal à l’aise dans Marais et je ne sais pas trop pourquoi.

Alice : Bon, tant mieux alors ! On y va ?

Sidonie : On y va.

Alice : Honnêtement, ça remonte à quand votre dernière sortie chez les pédés ?

Sidonie : Heu… Ho la… Deux ans… Et demi.

Alice : C’était bien ?

Sidonie : Un fiasco.

Alice : Han ! Racontez !

Sidonie : Avec un verre dans le nez, peut-être. Viens, les pédés nous attendent.

On se met en route. Dans le métro, je demande à Alice de nous trouver, par pitié, un bar pas trop petit, pas trop bondé, parce que ça me stresse.

Alice : Donc, une backroom spacieuse… Attendez voir…

Merdeuse. On entre dans un établissement assez vaste, où je regrette le volume sonore élevé, mais où j’apprécie que la clientèle ne soit pas uniforme. Au début, je suis mal à l’aise. Je me demande ce que les gens peuvent bien s’imaginer en nous voyant. Que je suis une vieille perverse, que je me paye les faveurs d’une jeunesse ? Mais au fil des minutes, je me détends, parce que personne ne fait particulièrement attention à nous.

Alice : Vous savez que c’est à cause de lesbiennes comme vous qu’il n’y a presque plus de bars pour les filles ?

Sidonie : Hein ?

Alice : Ouais. Parce que vous ne buvez plus d’alcool et que vous vous coucher tôt.

Et vlan ! Prends ta claque ! Je suis piquée au vif. Et pourquoi ne pas m’imputer les fermetures de boîtes de nuit, les disparitions de journaux, pendant qu’on y est ? Non mais c’est le pompon cette stagiaire !

Sidonie : Et tu tiens ça d’où ?

Alice : D’une étude très pointue.

Sidonie : Et elle prend en considération le facteur « enfant » ton étude ?

Tu crois vraiment, ma cocotte, qu’on peut sortir, picoler, faire la nouba toute la nuit et assumer la charge d’une petite fille ? Une petite fille qui, no matter what, va se lever avant huit heures ? Non, on ne peut pas. Le samedi matin, quand toi tu dors, nous on s’habille pour aller chercher les croissants. On est douchées, habillées, fraîches pour l’école de musique, à dix heures. On fait le marché et les courses jusqu’à midi, avec un caddie à trois roues. Et la suite n’est pas plus sexy, pardon, le square, les copains, les copines, le goûter, la Reine des Neiges et les gommettes.

Alice : Et les baby-sitters ?

Sidonie : Honnêtement, quand on sort, c’est qu’on a une soirée quelque part.

Alice : Une soirée privée, genre, chez des gens ?

Sidonie : Oui.

Alice : Bah c’est exactement ce que dit l’étude !

J’ai envie de lui répondre : Alice, c’est toi le sujet d’étude, j’écris des papiers sur ma stagiaire lesbienne depuis le mois d’octobre. Mais je me tais. C’est mon petit jardin secret.

Alice : On reprend un verre ?

Sidonie : Allez. Après j’y vais.

Alice : Roh la la ! Vous voulez bien vous détendre un peu ?

Alice a raison, je suis malheureusement facilement souvent excessivement tendue.

Sidonie : Ok, ok… Cette fois, je t’invite, tu ne pourras pas dire que je suis responsable de l’agonie du milieu lesbien !

Alice me parle de sa nouvelle vie, de cette colocation entre filles à Alésia, de ses études et projets professionnels. Elle n’évoque jamais Rosa. Mais il me semble que certains de ses soupirs la mentionnent quand même, la belle espagnole… Alors, évidemment, pour son avenir, Alice a d’excellentes idées, beaucoup de bon sens, mais le cœur n’y est pas. Le chagrin la rend plus réfléchie, plus lente, plus sombre aussi. Il y a beaucoup de « si j’y arrive », de « enfin, on verra », qui viennent ponctuer ses phrases. Elle a perdu de sa naïveté, de sa légèreté, de sa confiance, de son énergie. Voilà, je sais ce qui a changé : elle a vieilli. Enfin, disons, mûri. Elle sait maintenant quel genre de coups on peut prendre, par surprise, vlan, dans ta face. Mais, comme on dit en Russie : « La douleur embellit l’écrevisse.» Et c’est vrai, la tristesse qui traîne sur son visage, et ce voile léger de lassitude, de déception, de sérieux, d’inquiétude, de noirceur, ne la rendent pas moins jolie.

Pour ce qui est de son chagrin d’amour, je ne peux pas grand-chose pour elle. Pour le boulot, en revanche, je pourrais peut-être secouer mon carnet d’adresses, afin d’en faire tomber une mission rémunérée décemment ? Je vais pistonner Alice à la Dircab, tiens, ça lui fera les pieds !

L’heure tourne. Alice me tanne pour que je raconte mon fiasco d’il y a deux ans et demi. Mais c’est un sujet délicat, il faudrait que j’aborde ma relation houleuse à Judy, une anglaise, qui a été en couple avec ma femme, dans le temps… Rien que de penser à elle, à elles deux, à elles deux ensemble, je suis nouée. Judy m’énerve, m’éneeeeerve ! Et puis, j’ai la rancune tenace. « Enlève ta main de là, Judy. Take your hand off her. Take your hand off her ! » Oui, il y a eu ce Perrier citron, malheureux, à travers la figure… Geste regrettable, je sais, indigne, primitif. J’ai fini par m’engueuler avec ma femme. Mais jusqu’à présent, je n’ai pas réussi à m’excuser.

Allez, lance-toi, cause un peu avec Alice ! Vire ton masque de chef, décoince, déballe !

Cela sera plus facile avec trois verres dans le nez, et fera l’objet de la leçon n°7 : décrire objectivement l’ex de sa femme.

 

Sidonie