Fan de ma stagiaire lesbienne ! Leçon n°4 : Soulager le chagrin gay (suite)

Sidonie travaille dans un ministère où elle cache précautionneusement son homosexualité. Dans le quatrième épisode, Sidonie tentait de consoler sa jeune stagiaire Alice, en proie à un lourd chagrin d’amour…

Nous voilà au cœur de l’open space et de notre sujet, l’homosexualité au travail, avec la seconde partie de la leçon n°4 : Soulager le chagrin gay.

J’ai dit que je gardais d’ordinaire mes distances avec Alice, ma jeune stagiaire. Sauf qu’avec le chagrin gay, c’est une autre chanson. Nous sommes seules, Alice et moi, dans l’open space qui vient de se vider pour le week-end. Elle va mal, elle perd son amie Rosa. C’est une fin du monde, un cataclysme, elle ne s’arrête plus de pleurer. C’est le gros chagrin gay qui l’écrase, qui vient lui prendre toutes ses forces. Rosa s’arrache. Rosa c’est fini. Rosa plus jamais.

J’arrive derrière elle. Son corps est soulevé par de puissants sanglots. Mais sa tête ne bouge pas du bureau. Ses cheveux et son col de chemise sont encore mouillés de toute l’eau dont je l’ai aspergée aux toilettes quelques instants auparavant.

Je pose une main sur son épaule, elle sursaute, elle pousse un cri. Sa beauté désespérée me saute à la figure. Il y a tellement de colère dans ses yeux…

– Qui ose me déranger pendant mon chagrin gay ?

Le chagrin est exclusif, il vous veut pour lui tout seul. On devient farouche.

Et puis Alice réalise où elle est, qui je suis, son regard s’apaise. Elle s’excuse, en reniflant, elle répète qu’elle est désolée et je répète que ce n’est rien. Je file dans mon boxe et vais fouiller dans les sacs de courses faites entre midi et deux. J’attrape les mouchoirs « Reine des Neiges » achetés pour ma fille. (Oui, j’accepte que ma petite se mouche dans du Disney). Je me redresse. Alice a de nouveau la tête sur le bureau. Elle pleure en silence. Non mais elle craque complètement ? Quelque chose se serre en moi, elle m’inquiète. Je ne dois pas sous-estimer la situation. C’est le boulot, c’est l’open space, c’est la fonction publique, c’est moi le chef. Je lui demande, doucement, fermement :

– Alice, tu as mangé ce midi ?

Alice secoue la tête.

– Tu as mangé ce matin ?

Alice secoue encore la tête. J’attrape les goûters destinés à ma fille, briques de jus de fruits, gourdes de compote, biscuits et fruits secs.

Sidonie : Tiens. Mange déjà ça.

Alice : Je ne peux pas…

Sidonie : Bois au moins un jus de pomme.

Je pousse une petite brique devant elle. Alice n’a pas la force de dégager la paille de son emballage plastique. Je la lui prends doucement des mains. Donne, maman ouvre. Je pique la paille dans la brique et ose la question :

– C’est à ce point-là ?

Alice soupire et se met à pleurer de plus belle.

– Non, pardon, Alice, pardon, je suis bête, je n’aurai pas dû poser la question, pardon…

Ah bravo, alors là, je me trouve parfaite ! Ah, fantastique ! Le front d’Alice s’écrase sur mon épaule. Sous le poids, je pose un genou à terre. De nouveau, entre deux cris étouffés, la gamine répète qu’elle est désolée et je répète que ce n’est rien. Je n’ose pas la toucher. Je murmure :

– Ecoute Alice, je vais te laisser pleurer cinq minutes, ok ? Tu veux ? Il faut que ça sorte.

Mais elle me retient par le bras.

– Partez pas.

Elle a peur d’être seule face au chagrin gay. C’est sûr, c’est un mastodonte, qui livrera un combat sauvage dont, on le sent bien, on ne pourra pas sortir victorieux. C’est perdu d’avance.

– Alice, s’il te plait, boit un peu.

Je lui redresse la tête, par le menton. Je cherche ses yeux derrière ses cheveux qui pendouillent. Je lui glisse la paille dans la bouche. Elle est tellement pâle… Elle boit avec une mine de dégoût. Pendant une seconde, je prie pour que le jus de pommes ait un effet miracle, comme, un peu, une potion magique. Mais rêve ! Le fauteuil recule, Alice se laisse tomber sur les genoux, et le poids de sa tête me fait partir en arrière. Elle menace de s’écrouler sur moi, je lutte, nous redresse, me dégage, l’attrape par les poignets, l’engueule :

– Alice, redresse-toi, reprends-toi, assieds-toi !

J’essaie de la soulever, de la remettre dans son fauteuil, rien à faire. Au bout de quelques tentatives, je suis sans force, elle me tombe dans les bras. Comme un poids mord, avec la tête qui ne se tient plus, et les yeux qui roulent. Là, je flippe. Ma parole, elle tombe dans les pommes ! Je la repousse et lui donne une gifle. Puis une autre. Cela n’a aucun effet. Open space de merde, boulot de merde, stagiaire de merde !

– MER-DEU ! ALI-CEU !

Elle est dans les vapes ! Je panique ! Je lui verse de l’eau minérale sur la tête, l’allonge sur le côté, et dégaine mon téléphone pour appeler les pompiers. Mais elle revient à elle… Une noyée. Frissons, sueur froides, stupeur du rescapé. Je me précipite.

Sidonie : Ok tout doux.

Alice : Je ne vais pas y arriver…

Sidonie : Si, si, tu vas très bien y arriver.

Alice : Je ne pourrais pas.

Sidonie : Allez…

Alice : Mais je m’en fous de tout, sans elle !

Sidonie: Calme-toi.

Alice : Mais je m’en fous ! Être à Paris, les études, je m’en fous tout !

Sidonie : Ne cries pas.

Alice : Mais même votre stage, je m’en fous !

Sidonie : …

Alice parvient à s’asseoir, mais respire difficilement. Pendant quelques secondes, elle met sa tête en arrière et semble supplier le plafond, ou un Dieu, peut-être ? J’ai l’impression qu’elle se calme. Et puis là… Il sort, le mastodonte, le monstrueux chagrin gay, tout rouge, énorme, écumant, indomptable, enragé, écorché vif. Ça fait peur à voir. Alice hurle :

– Non ! Je ne vais y arriver, je ne pourrai pas, sans elle ! Non ! Tout va être vide !

C’est le chagrin furieux qui frappe le caisson à roulettes avec ses poings, qui martèle les tiroirs :

– Vide, vide, vide !

Oui, Alice, la vie va être vide, et d’un terne… Et sans goût, et lente… Tu peux bien casser le matériel, t’ouvrir les mains, te rouler par terre. Tu en prends pour trois ans.

– Mais je vais crever…

Oui, ça va être dur de survivre. La soirée ne fait que commencer, la nuit sera longue. Et les nuits qui suivront, si j’en crois mon expérience, vont être terribles, sombres, dangereuses. Le sifflement du silence dans les oreilles… Le sang qui cogne derrière les tempes… Quitter la vie… Pourquoi pas ? Pourquoi rester ?

Mais je suis là. Alors je sers Alice dans mes bras, parce qu’il n’y a plus rien d’autre à faire. Mince alors, ça me ramène loin en arrière, ce chagrin-là… Elle est bien mélancolique, ma claque dans ma face. Et je vais devoir fournir de gros d’efforts pour ne pas pleurer avec la gamine.

Finalement, une heure trente plus tard, après trois nouvelles apparitions du mastodonte, Alice vomira tout le jus de pomme et l’injustice du monde sur mon pantalon. On retournera aux toilettes. Ce ne sera pas beau à voir. J’envisagerais de la coller dans un train pour l’expédier chez ses parents, ou de la faire héberger par un collègue, ou encore, de lui prendre une chambre d’hôtel. Mais devant son désespoir et son état d’épuisement, je déciderais plutôt de nous installer dans un taxi, en route pour chez moi. Dans la grosse voiture noire, si confortable, Alice va s’endormir. Pfff… Honnêtement, après tout ça, sa respiration tranquille, sa tête sur mon épaule, place de la République ? Honnêtement, la perspective de la présenter à ma fille et à ma compagne ? Honnêtement, je vais craquer un peu. Hou ! Je ne suis qu’une femme, non d’une gouine !

La prochaine fois, nous allons franchir un cap. Leçon n°5 : le coming out surprise.

 

Sidonie

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