Fan de ma stagiaire lesbienne ! Leçon n°4 : Soulager le chagrin gay

Sidonie travaille dans un ministère où elle cache précautionneusement son homosexualité. Dans le troisième épisode, Sidonie enviait l’aisance d’Alice, sa jeune stagiaire décomplexée et ouvertement lesbienne. Mais personne n’est à l’abri d’un chagrin d’amour…

Je reprends mes observations sur l’homosexualité au travail. Au cœur de l’open space, je peux difficilement approcher mon sujet d’étude, la jeune Alice, placée sous mes ordres. Elle doit demeurer une stagiaire comme une autre. Bien qu’elle ne soit comme aucune autre, évidemment, puisque définitivement plus brillante et plus attachante que la moyenne.

Et voici donc la leçon n°4, vlan, dans ta face et dans tes tripes, sous forme de travaux pratiques : Soulager le chagrin gay.

Ça se passe un vendredi après-midi. Il fait chaud pour un mois de septembre. L’été refuse de finir. Mon équipe est dissipée. Ça s’agite, ça transpire, ça attend fébrilement le week-end. Il y a des sacs à dos et des billets de train qui traînent, des projets parisiens de terrasses et de promenades sur les quais, des téléphones qui vibrent, des soirées qui s’organisent. Certains de mes sbires sont tellement agités, nerveux, fatigants, que je leur donnerais bien quartier libre. Mais je ne vais pas le faire, pour ne pas leur donner de mauvaises habitudes.

La seule à demeurer imperturbable, passant au peigne fin les innombrables articles de l’Intranet, c’est Alice. La gamine n’est pas dans son assiette. Depuis ce matin, elle est pâle, renfermée. Elle travaille sans desserrer les dents. Je jurerai qu’elle porte les mêmes vêtements qu’hier… Son plus proche collègue, Mehdi, ne la taquine pas, ne lui pose pas de questions, n’évoque ni musique, ni DJ, ni soirées, ni béguins, ni Rosa (l’amie d’Alice).

Il se passe quelque chose. Vers 16 heures, j’entends Alice qui renifle. Une fois, deux fois, trois fois… Elle pleure ? Mais oui.

Merde. L’open space se tait peu à peu. Bon. Un chef doit s’enquérir de la situation, du moral d’un subalterne visiblement en difficulté. Je risque d’être mal jugée par mon équipe, si je ne le fais pas.

Heu… Mais, je ne sais pas quoi dire… Heu… Je n’ose pas, je n’ose pas affronter Alice, lui demander un truc personnel. Rien ne me vient. Heu, heu… Pendant que je réfléchis, le téléphone d’Alice se met à vibrer. Mais elle ne répond pas. J’entends le premier bip qui signale un nouveau message. Elle attend, ne bouge pas… Deuxième bip. Elle soupire, se décide enfin. Alors, soit le message est très court, soit, elle abandonne avant la fin. Elle jette son téléphone, se lève d’un bond, s’oriente comme un robot vers la sortie, traverse l’open space à grands pas.

Merde. Je me redresse. Par-dessus les demi-cloisons, je croise le regard de Mehdi. D’un petit geste de la tête, je lui demande d’aller avec elle. Il sursaute et la suit.

Cinq minutes se passent. J’avoue que j’ai envoyé ce garçon à ma place, j’avoue… Mais un chef doit déléguer… Bon sang, le courage, il va falloir l’avoir, maintenant. Je sors de l’open space et les retrouve dans l’escalier. Alice, assise, n’est vraiment pas mieux et Mehdi a l’air dépité. Je l’interroge du regard.

Il remonte vers le palier et me souffle :

– C’est sa copine, c’est fini. Non mais là… Ça ne va pas du tout.

Je fais un petit signe de tête.

– Je m’en occupe.

Je m’en occupe, je m’en occupe… Consoler une jeune homo… Non, mais, la vie nous joue de ces tours… Me demander ça à moi. Me demander ça à moi, qui n’ai eu d’aide de personne ! Qui était seule.

Seule, seule, seule, SEU-LEU ! Sans elle. Sans ma belle aux cils si longs, au regard si chaud, à l’humour irrésistible, à la douceur sans pareille. La perdre. Perdre son souffle, sa voix, son sourire, ses mains, ses lettres, son étreinte, son parfum, son amour… Être au supplice, martyre condamnée à l’écorchement : Schlaaaaaa ! Ma peau arrachée de la sienne. Comme des millions de bandes dépilatoires tirées en même temps, Schlaaaaaa !

Seule, vous-dis- je. Avec le manque, l’absence, et ce chagrin immense, infini, inépuisable, indémerdable. Ce chagrin qui me suivait partout, qui trainait sur tout, s’imprimait sur tout, bavait sur tout, une peinture, un graffiti, une salle de réfectoire, la poussière dansant dans une raie de lumière, des vitres sales. Ça m’embuait, ça m’étouffait, ça me fichait la nausée, vous comprenez ? Imaginez : quinze ans, 1989, le désert. Ni Internet, ni rien. Même pas de téléphone portable. Pas un forum pour raconter sa life. Pas un blog pour chialer sa race. Seule, face au chagrin gay, le gros chagrin gay secret tapi tenace. Dans ta face. Carapace. Carcasse. C’est moi la reine de l’internat. Je suis loin… Des cavalcades dans les escaliers, des rires dans les chambres, des folles batailles de polochons, des filles qui font le mur. Je suis loin… De mon arménienne. C’est bien moi… La reine du silence.

J’ai appris à vivre le cœur tellement lourd ! Mais qu’est-ce que je vais faire du chagrin d’Alice ? Je vous le demande. Que dites-vous ?

– Allez, Sido, sois une femme, nom d’une gouine !

Merci. Ok. Je m’approche d’Alice. Heu… Alors, heu, heu, il y aurait la manière forte, à la Papa !

– Alice, dans mon boxe, immédiatement.

Con. Sinon, heu, heu, il y aurait la manière suave, à la Mamie :

– Alice, mon petit, dans la vie, il y a des choses sur lesquelles il faut passer.

Arrêtes tes conneries. Trouve la méthode Sidonie.

– Alice, tu le sens le Schlaaaaaa ? Oui oui, c’est Rosa qui s’arrache.

Je plaisante… Je dis :

– Alice, suis-moi !

Je l’emmène aux toilettes. Il faut quasiment la porter. Je peine. Quand je vous dis que c’est lourd, le chagrin. Alice se plie en deux. Elle répète : « Non, non, non, putain, non… »

Méthode trombes d’eau sur la tête, serviettes en papier, redressage de squelette. Je la prends par les épaules. Elle est molle, elle dégouline, sa tête tombe vers l’avant. Elle continue de pleurer.

– Alice. Alice. Alice !

Trop de sanglots, impossible d’en placer une. Je sens que si je lâche ses épaules, elle s’affale. J’ai peur qu’elle s’évanouisse.

– ALI-CEU !

Je la secoue un peu.

– Alice, écoute-moi. Tu restes ici, je reviens te chercher.

Je parviens à la faire asseoir sur un chiotte. Sa tête penche instantanément vers l’avant. Bon, elle n’ira nulle part. Je retourne dans l’open space en pestant intérieurement : Non, mais, me demander ça, à moi, nom de Dieu ! Je suis presque en colère contre Alice. Woa la sale claque qu’elle me met aujourd’hui, celle-ci ! Je passe dans les boxes, je passe le mot : c’est le week-end, allez, oust, la jeunesse, dehors !

Évacuation du personnel avant l’heure réglementaire.

Que personne n’assiste à ce qui va suivre. La jeunesse, elle ne se fait pas prier, la jeunesse. Précipitation, vacarme ! L’open space se vide comme une salle de classe. Medhi, seul, reste à la porte. Je lui demande :

– Tu peux m’aider ? Elle est aux toilettes.

On retrouve Alice, tombée sur les genoux. Deux stagiaires de la Direction des Finances sont en train de la regarder, hébétées. Je les vire.

– Utilisez les toilettes du rez-de- chaussée.

On relève Alice, frêle poupée de chiffon, et on la ramène dans l’open space.

Mehdi : Je peux la raccompagner chez elle…

Sidonie : Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Je vais attendre un peu. Rentre chez toi.

Il prend ses affaires.

Mehdi : Sinon, je peux l’héberger, il y a un de mes collocs qui n’est pas là ce week-end.

Sidonie : Ok. Je t’appelle ce soir. Merci Medhi.

Il jette un dernier regard désolé à Alice et referme la porte.

Et maintenant, à nous deux, chagrin gay.

 

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