Fan de ma stagiaire lesbienne ! Leçon n°3 : Homosexuelle, et alors ?

Sidonie travaille dans un ministère où elle cache précautionneusement son homosexualité. Dans le deuxième épisode, Alice, jeune stagiaire décomplexée et ouvertement lesbienne, évoquait ses aventures passées en toute décontraction. Sidonie osera-t-elle briser sa carapace ?

Le stage d’Alice à la Cellule Communication se poursuit, mes observations sur l’homosexualité au travail également. Ma qualité de N+1 (supérieur hiérarchique direct) fausse un peu la donne. Je garde avec Alice une distance toute professionnelle.

Il y a des codes : je ne peux pas copiner.

Mon atout majeur pour réaliser cette chronique et approfondir mon sujet, c’est notre cadre de travail : l’open space. Un endroit, somme toute, propice à une certaine culture de l’indiscrétion. Aussi, c’est en laissant traîner mes oreilles que je vais prendre ma troisième leçon, vlan, dans ma face de quadra au placard : Homosexuelle, et alors ?

Alice et Mehdi (garçon dont j’ai déjà parlé), se sont pas mal rapprochés. D’abord, ils ont découvert qu’ils étaient voisins, puis, qu’ils écoutaient la même musique, puis, qu’ils avaient acheté, il y a six mois, des places pour la même soirée.

Alice : C’est ouf, franchement.

Mehdi : J’avoue.

Des pans entiers de leur univers m’échappent. La quoi ? La soirée quoi ? “Mix party on the floor dee jay machine live concrete underground”… Quelque chose comme ça.

J’ai mis Medhi en renfort sur certaines rubriques de l’Intranet. Avec Alice, ils travaillent très bien. Ils m’ont même pondu spontanément des arborescences et des résumés, j’étais surprise. C’est un bon binôme. Du coup, je leur fiche une paix royale. Et je profite un peu de leurs conversations.

Mehdi : Et vous êtes ensemble depuis combien de temps, avec Rosa ?

Alice : Ça va faire… Cinq mois.

Mehdi (qui a l’air très impressionné) : Genre !

Rosa, c’est la copine d’Alice. Elle est espagnole.

Ah ah ! Moi aussi, je pourrai parler d’une lesbienne espagnole, hou la la, si je me lâchais un peu… Allez… Il y a prescription. J’avais quoi ? Vingt ans. Cela nous ramène à 1994. J’étais partie avec ma grand-mère en Thalasso. Pendant une semaine, Spa, jus d’orange, massages, et Yolanda de cinq à sept. Mamie me trouvait un teint de pêche. Preuve qu’il y avait tout de même des choses tout à fait réalisables, au siècle dernier…

– Tu vois, j’ai eu raison de te sortir le nez de tes livres, ma chérie. Regarde, tu n’as plus ton asthme… Une semaine ici, c’est exactement ce qu’il te fallait. Il t’en faudrait même deux.

Je n’aurai pas dit non… Yolanda… Et son petit uniforme jaune… Et ses piles de serviettes épaisses… Et ses gestes sûrs, ses cheveux au jasmin. Mieux que toute la Ventoline du monde. Je souris en y repensant. Il y a vraiment des femmes magnifiques…

Bref. Open space, stagiaire Alice, copine Rosa, 3e leçon, vlan :

Mehdi : Et tes parents, genre, ils la connaissent ?

Alice : Oui.

Lui, ce n’est pas l’aspect lesbien, qui le chiffonne. C’est la famille, la caution des parents, l’avis du clan. On n’a pas la même culture, Mehdi et moi, mais là-dessus, on se rejoint : la modernité des parents d’Alice est une hallucination.

Mehdi : Mais euh… Ils ont dit quoi ?

Alice : Bah rien. Qu’est-ce que tu voulais qu’ils disent ?

Mehdi : Je ne sais pas… Moi, mon père, je lui ramène un homme… Il m’arrache la tête.

Moi, mon père, je lui ramène une fille, il m’enferme dans un internat. Dans le trou du cul d’une banlieue de droite. Et de cette fille, ma belle arménienne, on n’en parlera jamais, l’occasion ne se présentera jamais. Et pire ! Cet amour n’existe pas, donc, ce chagrin d’amour n’existe pas. Il faut faire bonne figure. Ravalez-moi ce vilain sanglot. Souffrez en silence. Allons, allons. Et interdiction d’aller à Paris, qui n’est qu’à quarante-cinq minutes de train. Il faut m’en tenir éloignée à tout prix. C’est la ville de l’arménienne et de tous les vices. C’est le symbole de ma déviance naissante, à laquelle on préfère encore la neurasthénie la plus crasse. Plutôt dépressive que… Gouine. Mais on ne prononce pas le mot. Sale, caca pédé, mon papa.

Rien que de penser à ces années-là, tous ces jours mornes, mon cœur se serre, ça m’oppresse, je repars en apnée, j’ai du mal à respirer, Wiiiii… Je redeviens asthmatique, Wiiiii…

Mehdi : Mais euh… Tu leur as dit, cash, comme ça ?

Alice : Je ne leur ai rien dit. Ils ont toujours su que je serai lesbienne, je crois.

Mehdi : Ah ouais…

Alice : On n’a pas eu besoin d’en parler.

Wiiiii…. Respire, respire. Ils ont toujours su, ils n’ont pas eu besoin d’en parler… Wiiiii… Chez moi, c’était plutôt : ils n’ont jamais voulu savoir, ils n’avaient pas besoin de ça. Respire ! Wiiiii…. Je m’étouffe, si je compare, je m’étouffe. Papa, Maman ! Ma grand-mère, Wiiiii, celle du Spa, Wiiii !

Alice : Bah, en même temps, ça ne change pas grand-chose à leur life.

Mehdi : Bah non, en fait…

Alice : Bah non. Et finalement, ça ne change pas grand-chose à la life de personne, quand on y pense. Même ici, même partout : je suis homo, et donc ? Et alors ?

Mehdi : Ouais, c’est clair, en fait.

Et ils reprennent le boulot. Je suis, une nouvelle fois, scotchée à mon fauteuil. Woa… La belle claque dans ma face ! C’est pourtant vrai, à la fin, et alors ? Ça change quoi ? En quoi ma life influe-t-elle sur la life de la majorité hétérosexuelle ? Mais pourquoi je suis au placard, moi ? Pour épargner qui ?

Là, pouce, je demande comme Henri Calet : « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes. » Allez, respire, ma fille, tu ne vas tout de même pas chialer ta mère dans l’open space !

Le monde a vraiment changé. C’est dégueulasse. Il ne pouvait pas se dépêcher un peu ?

Qu’est-ce que ça pouvait faire à mes parents, grands-parents, oncles et tantes ? Non mais qu’est-ce que ça pouvait bien leur foutre ? Qu’est-ce qu’ils avaient tous à me trouver malade ? Je n’étais pas malade… J’allais bien, même, j’étais sympa, jolie, souriante, joyeuse, créative, bonne élève… J’aimais une fille, j’étais aimée en retour. Non mais de quoi je me mêle ? Ok, elle était un peu âgée. Mais enfin, elle avait seulement 20 ans et moi, tout juste quinze. J’aurais compris qu’on me mette en garde, qu’on me défende de sortir tard, qu’on proscrive les escapades à Paris et les rapports sexuels. Mais me l’interdire, elle ? Et la passer sous silence surtout, l’anéantir complètement ? Pour me pro-té-ger ? Et m’éloigner, m’isoler, m’observer en coin, suspecter des liaisons louches, à la moindre amitié ? Me faire taire, m’étouffer, me tuer à petit feu. Pourquoi j’aurais fait de l’asthme, tout à coup ? Assassins !

J’apprends bien, hein ? Mais ça me fatigue, toutes ces claques. J’ai besoin de douceur. En pensée, j’envoie un baiser au papa d’Alice.

La leçon n°4 se passera à huit clos. Quand on est chef, il faut parfois consoler son monde. Je vais encore m’instruire avec : «Soulager le chagrin gay. »

 

Sidonie