Chronique de la lesbophobie ordinaire

Projection-débat du film La danseuse, en présence de la réalisatrice Stéphanie di Giusto et de l’actrice Soko : l’équipe du film nous gratifie d’un sommet de lesbophobie ordinaire.

Article initialement publié sur le blog Mediapart de Aude Fonvieille.

Contrecarrer les assignations à l’invisibilité, résister au dénigrement et à la négation de nos identités par les tenant-es zélé-es de la norme dominante hétérosexiste, c’est le sort commun aux Lesbiennes, Gays, Bi-es et Trans. Quelles que soient nos vies, nous partageons cette expérience : qu’à n’importe quel moment la domination hétéropatriarcale peut se rappeler à nous avec toute sa violence. Il suffit par exemple d’une banale séance de cinéma.

La danseuse est le premier film de Stéphanie di Giusto. Il s’attache au personnage de Loïe Fuller, icône de la Belle Époque, admirée de l’avant-garde pour son audace et son inventivité (réussir le tour de force de tout à la fois révolutionner la danse, breveter ses propres dispositifs scéniques de lumière et de costume, fonder sa compagnie). L’audace de Loïe Fuller était aussi de vivre ouvertement son homosexualité, notamment auprès de Gabrielle Bloch, qui a été sa compagne pendant de longues années.

Cette liberté et cette audace, Stéphanie di Giusto n’a pas hésité à les trahir, en falsifiant dans le film la vie intime de Loïe Fuller, en voulant à toute force la ramener dans le registre hétérosexuel… C’est même elle qui le dit : « j’ai également pris la liberté d’inventer le personnage de Louis Dorsay, qu’interprète Gaspard Ulliel. J’avais besoin d’une présence masculine dans ce film peuplé de femmes. Loie Fuller était homosexuelle et il était important pour moi de ne pas en faire le sujet du film. Louis Dorsay me touche beaucoup : c’est l’homme sacrifié du film. » (extrait du dossier de presse)

De fait, le film est bien un escamotage en règle de l’homosexualité de Loïe Fuller :

–           Gabrielle, qui fût sa compagne, devient une fidèle collaboratrice, charge à l’actrice Mélanie Thierry de créer l’ambiguïté par un bref regard ou un vague soupir…sans que Loïe ne montre le moindre signe de réciprocité à l’égard de cet attachement sibyllin.

–           Le personnage de Louis, inventé de toutes pièces donc, entretient avec Loïe une relation de protecteur/confident/complice érotique à l’occasion…il fallait bien quand même introduire une épaule masculine, non seulement pour ne pas trop faire « film de femmes » (catastrophe à éviter visiblement, bel exemple d’autodénigrement), mais aussi pour tirer un peu la couverture du côté masculin en plaignant cet être torturé et mal aimé (montage alterné à la fin entre sa mort et la prestation de Loïe à l’Opéra, histoire de leur donner une égale importance)

–           Pour se dédouaner de son hétérocentrisme patenté, la réalisatrice a pris soin de placer un « moment lesbien » dans le film, un baiser entre Loïe Fuller et sa rivale Isadora Duncan. Outre que cet épisode surgit avec une pertinence narrative proche de zéro, on note surtout qu’il vise à humilier le potentiel désir lesbien de Loïe (qui est d’ailleurs plutôt de l’ordre de la fascination que du sentiment amoureux) : Isadora se laisse embrasser, lui demande de se déshabiller puis la laisse nue, délaissée.

Résumons : un vrai couple (Loïe-Gabrielle) invisibilisé, une relation hétérosexuelle plaquée artificiellement, et une scène d’humiliation lesbophobe. La danseuse, championne toute catégorie du bingo de l’hétérosexisme ! Mais ce n’est pas fini, c’était sans compter sur l’aplomb de la réalisatrice lors du débat à l’UGC de Lille.

Au cours du « débat » qui a suivi la projection, Stéphanie di Giusto a répété à l’envie et sans ciller qu’elle avait voulu « rendre justice » au personnage de Loïe Fuller, et faire preuve « d’honnêteté » à son égard (notamment en ne plaquant pas d’effet numérique sur les numéros dansés). Nous avons été deux à réagir pour faire remarquer qu’il était insultant pour la mémoire de Loïe Fuller de parler d’honnêteté tout en passant sous silence sa relation avec Gabrielle et en introduisant une relation hétérosexuelle fantasmée (par la réalisatrice), ses choix étant synonymes d’invisibilisation.

A ses remarques légitimes, la réalisatrice a opposé un ton docte, proclamant « j’ai lu l’autobiographie de Loie, vous avez l’air de connaître un peu sa vie, vous savez qu’elle a été mariée ? »….oui, et à la fin du XIX° siècle, être mariée au début de sa vie parce que la norme sociale l’impose n’invalide pas la réalité de l’homosexualité de Loïe Fuller. Stéphanie di Giusto ajoutant  ensuite qu’il ne fallait « pas être sectaire » (sic), que « on peut être lesbienne et avoir envie d’expériences avec des hommes » (re-sic), qu’elle avait sa liberté d’artiste et que « l’idée n’était pas de faire la vie d’Adèle » (rires dans la salle), qu’enfin le dernier plan, pensé comme une photo de famille, montrait bien le lien entre Loïe et Gabrielle (ndlr : elles sont assises l’une à côté de l’autre sur un banc et discutent des brevets de Loïe… c’est en effet limpide comme représentation du couple). On peut noter l’argumentaire à géométrie variable de la réalisatrice, entre invisibilisation assumée dans le dossier de presse, et tentative, face à la contradiction, de montrer que si quand même on voit bien que Loïe est homosexuelle (enfin plutôt bi selon le film mais Stéphanie di Giusto semble avoir du mal avec la distinction). A la deuxième intervention qui soulignait bien que, certes c’était sa liberté d’artiste mais que la conséquence était l’invisibilisation et qu’elle avait une responsabilité vis-à-vis de cela, Stéphanie di Giusto  a persisté et signé, assumant ses choix.

L’actrice Soko, elle aussi présente, est venue à la rescousse en disant sans rire que « l’idée n’était pas de faire un énième film lesbien »…l’omniprésence des lesbiennes au cinéma m’avait pourtant échappé jusque là. En guise d’argument d’autorité Soko a aussi brandi l’étendard de sa bisexualité. Certes. On aurait du coup pu attendre mieux que d’être dans la pose et ne montrer aucun signe d’empathie face à une parole lesbienne.

A cette avalanche de mauvaise foi et d’hétérosexisme assumé, il a fallu aussi ajouter un public silencieux voire hostile (remous désapprobateurs au mot « d’hétérocentrisme »), qui n’a pas rebondi sur nos propos et a poursuivi le débat comme si rien ne s’était passé. Sentiment d’être deux petites vagues ravalées par un océan…

Que reste-t-il de cette séance ? Nausée. Tristesse. COLERE.

Et le vague espoir qu’avoir parlé aura peut-être interpelé, si ce n’est Stéphanie di Giusto et les hétéros sûr-es d’elles/eux-mêmes, qu’un-e qui s’est tu ce soir-là mais pour qui cette parole fera son chemin.

Que reste-t-il de cette séance ? Nausée. Tristesse. COLERE.

Et la détermination à exister, à résister contre toutes les formes d’oppression et d’invisibilisation.