Rencontre avec Les Brutes, créatrices d’une web-série pop et féministe

Les journalistes Judith Lussier et Lili Boisvert, créatrices de la web série pop et féministe Les Brutes, jettent un regard drôle et irrévérencieux sur des sujets dans l’ère du temps. Diffusée sur Télé Québec, les capsules des deux comiques traitent de sujets aussi divers que le racisme, le sexisme, le véganisme… Barbi(e)turix les a rencontré.

Pouvez-vous présenter en quelques mots avant de commencer, votre profil, votre parcours… ?

Judith: Je suis journaliste indépendante et chroniqueuse au journal Métro. Parallèlement, j’étudie en sociologie profil études féministes.

Lili : J’ai commencé ma carrière à Radio-Canada comme journaliste web. Je suis maintenant animatrice d’une émission de télé sur la sexualité, Sexplora, en plus d’être une Brute. J’ai étudié en Science politique.

Est-ce que vous pouvez nous expliquer en quelques mots le concept des Brutes ? Votre démarche ?

Lili & Judith : Nous abordons des sujets qui interpellent la génération Y, en tentant le plus possible de remettre en question le patriarcat et la pensée dominante qui, dans bien des cas, sont une seule et même chose! Nous utilisons les codes de l’internet (courtes vidéos, expériences sociales, infographies) pour illustrer les concepts que nous utilisons. C’est pourquoi on aime se présenter comme des intellos pop!

Comment vous êtes-vous rencontrées ? Quelle est l’histoire derrière les Brutes ?

Judith : Je surveillais déjà depuis un moment le travail de Lili comme blogueuse pour le site web de Radio-Canada, et je savais qu’elle était brillante et un brin arrogante. Quand j’ai vu qu’elle avait testé «marcher les seins nus dans la rue» pour le Huffington Post, j’ai su que c’était la bonne!

Lili : Moi aussi je suivais le travail de Judith et j’adorais ce qu’elle faisait. Alors quand on s’est rencontrées, on s’est tout de suite dit qu’il fallait qu’on développe un concept ensemble.

C’est quoi une brute finalement ?

Judith : Une Brute, c’est une fille qui a des «bawls», bien en place, juste à côté des trompes de fallope. Bon, je réalise que ma réponse pourrait sonner «transexclusive», mais disons que c’est surtout d’avoir l’arrogance de montrer qu’une fille ça peut être badass, et c’est le meilleur moyen pour nous de passer des messages.

Vos formats sont très innovants (interview, tour de table, mise en situation, faux Tedx, sketch… et j’aime particulièrement le jeu des privilèges). Est-ce important le format pour faire passer un message ?

Lili & Judith : Complètement! Même si notre productrice ne cesse de nous rappeler qu’au final, c’est la qualité du contenu qui compte le plus, on est convaincue que l’originalité du format y est pour beaucoup dans la réception du message. Par exemple, on pourrait dire: «C’est mal de poser des questions stupides aux femmes voilées!» et avoir l’air super moralisatrices. On préfère que les gens en viennent eux-mêmes à cette conclusion en constatant le double standard qui devient flagrant quand on inverse les rôles.

Comment vous êtes vous découverte féministes ?

Judith : J’étais convaincue que toutes les batailles étaient gagnées parce que ma mère avait relativement bien réussi. Il y a cinq ans, je commençais comme blogueuse d’opinion quand on m’a accusée d’être féministe alors que je ne m’identifiais pas particulièrement à la cause. J’ai compris que le simple fait pour une femme de prendre la parole faisait d’elle, dans l’esprit de certains, une féministe. C’est là que j’ai compris qu’il y avait encore du chemin à faire. Depuis, je vois les effets du patriarcat PARTOUT!

Lili : Je suis devenue féministe vers la fin de l’adolescence (donc il y a plus d’une décennie) en lisant l’autrice Nelly Arcan. Ses écrits faisaient résonner une corde sensible en moi. En la lisant, c’était la première fois que je réalisais qu’il y avait d’autres femmes qui avaient le même malaise que moi par rapport à comment les femmes sont traitées dans notre société, surtout sur le plan de la sexualité, de l’image et du corps. C’était la première fois que j’avais le sentiment qu’on était possiblement plusieurs à ne pas être bien par rapport à ça et que j’ai commencé à me dire qu’il y avait peut-être quelque chose à faire. Alors je me suis renseignée et j’ai découvert le féminisme comme ça. Mais il y a 12-13 ans, quand je me disais féministe, ça énervait systématiquement tout le monde. Alors aujourd’hui, quand je vois qu’on est des milliers à s’intéresser au féminisme, que le féminisme a le droit de cité, je suis hyper optimiste.

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On sent aujourd’hui une effervescence du girl power au canada ? Votre programme est d’ailleurs produit par Télé-Quebec, une chaine grand public. En France le débat n’est pas aussi avancé, quel est l’état du féminisme au Canada ? Comment vous voyez évoluer le mouvement féministe dans les prochaines années?

Judith : Le féminisme au Canada se porte mieux qu’il y a quelques années. Récemment, il y a eu une certaine prise de conscience grâce au mot-clic #AgressionNonDénoncée. Les femmes prenaient enfin la parole, révélant qu’elles avaient déjà subi des violences sexuelles sans jamais les dénoncer. Pour la petite histoire, nous sortons d’une période de grande noirceur. En 1989, un homme commettait un attentat tuant 14 femmes à l’école Polytechnique en dénonçant le fait qu’elles étaient féministes parce qu’elles étudiaient dans un programme traditionnellement masculin. Ça nous a pris 25 ans pour admettre qu’il s’agissait d’un crime anti-féministe. Et dans l’intervalle, plusieurs femmes on voulu se distancier de l’étiquette féministe, comme si la tuerie avait été causée par le fait que le féminisme était allé trop loin (plutôt que d’en venir à la conclusion plus logique que c’était le masculinisme qui était allé trop loin ce jour-là!) Je pense qu’une partie de l’effervescence féministe récente est attribuable à notre proximité avec les États-Unis. Plusieurs vedettes pop ont endossé la cause, plusieurs humoristes s’emparent des questions féministes.

A votre avis, les réseaux sociaux ont-ils un rôle à jouer dans le développement du féminisme ? Est-ce que cela change la donne ?

Judith : Oui, beaucoup. Pour plusieurs filles, c’est un nouveau terrain pour prendre la parole, même si ça demeure un terrain plus risqué pour elles. Les réseaux sociaux nous permettent d’échanger des idées, des articles, des vidéos, des récits personnels.

Lili : Je pense que les réseaux sociaux sont carrément la source de la solidarité féministe qu’on voit en ce moment, et qu’ils sont aussi la raison pour laquelle le mouvement n’est pas près de s’essouffler. Parce qu’ils démocratisent la prise de parole. Les grandes institutions et les médias ne peuvent plus ignorer les groupes (comme les femmes ou les groupes minoritaires) qui se mobilisent et qui parlent fort, parce qu’ils sont tannés de ne pas avoir de voix. Avec les réseaux sociaux, on peut parler et avoir beaucoup, beaucoup d’échos – sans leur assistance. Et ce sont eux qui sont obligés d’embarquer dans le bateau s’ils veulent rester pertinents.

Quels sont vos modèles? Les auteurs, personnalités qui vous inspirent aujourd’hui ?

Judith : Elizabeth Plank est dans notre top. C’est une fille de Montréal qui fait fureur à New York avec ses vidéos féministes et intersectionnelles pour le portail Vox (elle était chez Mic avant). Lena Dunham évidemment. J’ai beaucoup d’idoles parmi les humoristes: les filles de 2 Dope Queens, Jessica Williams et Phoebe Robinson, ce podcast est incroyable. J’ai adoré lire Bad Feminist de Roxane Gay parce que ça m’en a beaucoup appris sur l’intersection des oppressions et ça m’a déculpabilisé d’écouter Good girl de Robin Thicke. Je pense que tout le monde qui s’intéresse à la sexualité devrait lire Gayle Rubin et j’ADORE Virginie Despentes si vous pouviez m’aider à la rencontrer ça serait malade!

Quelle est votre capsule favorite ? Et celle qui a été la plus difficile à faire ?

Judith : Ma favorite: la capsule sur les privilèges. Nous savions que le concept était fun, mais nous n’avions pas imaginé à quel point les discussions seraient intéressantes. La monteuse a fait un miracle pour ramasser tout ça.

Lili : Je suis d’accord pour privilèges. On a vécu quelque chose de fort pendant ce tournage-là. J’adore aussi Censure, parce que c’était un format «expérience sociale» et que comme il s’agit de notre première capsule, c’est notre petit bébé.

Judith : La plus difficile: celle sur le consentement. Déjà c’était un vox pop (réalisé dans l’hiver montréalais), et ce que nous voulions démontrer, c’est la subtilité de la culture du viol dans le discours ambiant, qui devient flagrante quand on décortique ce que ce discours sous-entend. On avait peur que les gens concluent que la culture du viol n’a pas d’effet, alors que c’est beaucoup plus complexe que ça.

Pensez-vous que Les brutes passent le test de Bechdel ?

Je pense que le test de Bechdel est intéressant pour dresser un portrait d’ensemble de la représentation des femmes en culture, mais je crois qu’il y a matière à amélioration. Par exemple, notre capsule sur la séduction prédatrice échoue le test parce que nous sommes deux personnages féminins, mais nous parlons exclusivement de personnages masculins! Pourtant, cette capsule est sans contredit féministe!

Derrière sa volonté de re-donner la parole aux minorités, la brute, c’est un peu un batwomen 3.0. C’est important l’aspect “justicière” pour une féministe ?

Judith : Je pense que notre sensibilisation à nos propres oppressions (moi en tant que femme et lesbienne) nous rend sensibles à celles des autres. C’était important pour nous le plus possible de donner la parole aux autres surtout lorsqu’il était question de pointer du doigt des phénomènes dont nous ne sommes pas nous-mêmes victimes. On ne voudrait pas être deux femmes blanches qui s’approprient le discours des minorités visibles, de la même façon que ça nous gosse parfois de voir certains hommes s’emparer de manière cavalière du féminisme.

Lili : Honnêtement, ce n’est même pas tant un choix conscient, j’ai l’impression. Je pense que les injustices nous puent aux nez, tout simplement.

Après les attentats terribles qui ont frappé la communauté gay à Orlando, envisagez-vous de réaliser une capsule autour de l’homophobie ? Quel message voudriez-vous faire passer ?

Judith : On a un gros programme à ce sujet! Les enjeux LGBT me touchent personnellement et je les aborde énormément dans mes chroniques. La chose qui m’irrite le plus est de voir cette tuerie être récupérée par la droite islamophobe, alors que ces gens-là se sont opposés à notre cause depuis toujours.

Lili : On a effleuré le sujet avec cette capsule, mais c’est certain qu’on souhaite l’aborder en profondeur!

 

propos recueillis par Julie

 

Julie.R

Buveuse d'encre et de cachaça. Team Poufsouffle. Attend la fin de l'impossible.