« Elle regarde passer les gens » d’Anne-James Chaton

Anne-James Chaton est un Sujet Ecrivant Non Identifié. Un S.E.N.I., cousin de l’O.V.N.I., mais au moins, lui, on peut en profiter un peu plus régulièrement, à la radio, dans les galeries, dans les livres. « Ecrivain et performeur », ou « poète sonore », ce sont les quelques pistes que donne Wikipédia sur cet auteur que j’ai découvert au hasard d’un cadeau, offert pour mon anniversaire.

Elle regarde passer les gens, paru aux éditions Verticales en début d’année, ne correspond à aucun autre livre que je n’aie déjà lu. Et pour cause, ce que je pensais être un roman vient de recevoir le prix de poésie Charles Vildrac. Un roman ? De la poésie ? Ce texte d’Anne-James Chaton est tout en même temps, et surtout, est un véritable ravissement.


Dakota Fanning et Kristen Stewart dans The Runaways, de Floria Sigismondi, 2010

En bon ravisseur, déjà, Anne-James Chaton emporte ses lecteurs dans un tourbillon temporel au fil du XXe siècle. Toute l’histoire de ce siècle que nous venons de quitter se déroule tel un tapis rouge de connaissances et d’anecdotes qui ramènent l’Histoire à sa vérité brute : une succession de causes et de conséquences plus banales, en somme, qu’extraordinaires. Des hasards, des inattendus, des surprises. Nos évènements historiques se visitent comme un cabinet des curiosités. Et, déjà, rien que ça, c’est étonnant et séduisant.

Mais le ravisseur nous ravit autrement : ces morceaux d’Histoire sont vécus à travers les regards de femmes ; uniquement de femmes. Des femmes qui ont compté, d’une manière ou d’une autre. L’Histoire prend dès lors un autre sens et nous prouve que, de combats en victoires, la femme a su être actrice fondamentale de son temps, et que, de chemins en chemins, nous lui devons beaucoup. Disons que, même si nous n’en doutions pas, ça fait du bien de le lire au fil d’une narration palpitante.


Virginia Woolf interprétée par Nicolas Kidman dans The Hours, 2002

Pourtant, même si j’en meurs d’envie, je ne vous dévoilerai pas les noms des femmes qui courent à travers ce texte. Tout simplement parce qu’Anne-James Chaton a tout fait pour laisser aux lecteurs le soin de deviner. La fresque historique se transforme alors en jeu de piste énigmatique, dans une forêt dense de phrases courtes où l’unique pronom personnel « Elle » anime des verbes d’action conjugués au présent. « Elle arrive à Londres. Elle y retrouve Vita. Elles partent à Long Barn. Elles passent quelques jours ensemble. Elles se promènent sur le bord de la mer. Elles sont heureuses. Elle tombe amoureuse. »

Avec environ soixante « Elle » par page, sur 250 pages, nous devons flirter avec pas loin de 15000 occurrences du mot « elle » dans tout le texte. Et derrière chacune d’elle, plus de dix femmes différentes aux identités suggérées dans des détails, et qui s’agitent dans ce grand siècle d’émancipation qu’est le XXe siècle.


Margaret Thatcher interprétée par Meryl Streep dans La Dame de fer, 2012

Emouvant, enrichissant, ce texte pose aussi des questions et invite les lecteurs à la réflexion… Parce qu’on en finit jamais de s’interroger, finalement, et c’est tant mieux. Roman, poésie, jeu de piste, livre d’Histoire, ode à la femme : je vous l’avais dit, Anne-James Chaton est un S.E.N.I.

Elle regarde passer les gens, d’Anne-James Chaton, éditions Verticales, 21€

Photo de Une : The Runaways à Los Angeles, par Michael Ochs, 1976

Hisis Lagonelle

Prof en phobie scolaire, lectrice monomaniaque, Hisis collectionne les Moleskine et s'amuse à imiter Marguerite Duras.