Les « Guerreras » du hip-hop

Hannah, notre contributrice, nous fait découvrir de nouvelles contrées à travers sa série Lesbiennes d’ailleurs. Mais cette semaine, de passage au Nicaragua, elle a rencontré les filles de « Somos Guerreras » qui révolutionnent le monde du hip hop en Amérique Centrale. Présentation.

Rebeca Lane (Guatemala), Audry Funk (Mexique), Nakury et Nativa (Costa Rica) sont des guerrières. « Somos Guerreras » est le nom que ces musiciennes ont donné à la tournée de Hip Hop qu’elles effectuent en Amérique Centrale, du Panama (fin janvier) au Mexique (début avril). Le projet, autofinancé, sera filmé afin de produire un documentaire. Elles étaient au Nicaragua la semaine dernière et organisaient une discussion à la UCA (une des universités de Managua) sur l’état du hip hop féminin en Amérique Centrale.

L’idée de ce projet est venue d’un désir de documenter ce que vivent les artistes féminines centroaméricaines dans le milieu du hip hop, et de partager leur musique. Elles ont initialement reçu une bourse de la fondation Astrea, mais celle-ci ne couvre que les frais de voyage, pour le reste, elles font payer un modeste droit d’entrée (3 à 6 euros) et se financent par la vente de disques et de t-shirts. Le milieu du hip hop reste très machiste mais dans cette région du monde où les sociétés sont encore fondamentalement très misogynes, la lutte est rude.

Audry Funk

Audry Funk, l’une des artistes du groupe, en impose ! En premier lieu par son physique : une femme forte dans tous les sens du terme, aux traits sublimes, qui aime son corps tel qu’il est et le chante fièrement, invitant ses auditeurs à jeter les standards de beauté par la fenêtre. Originaire de Puebla au Mexique, elle est venue au hip hop par le reggae, en jouant dans un groupe dès ses 15 ans, puis s’est mise à rapper de façon plus sérieuse vers 18 ans (elle en a 30 aujourd’hui) grâce à un ami. Après avoir fait des études de philosophie, elle se consacre pleinement au rap –mais pas question de citer Nietzsche dans ses chansons, elle se veut accessible à tous, même si elle reconnaît que cette éducation lui permet d’aborder les problématiques d’un œil différent.

La motivation principale de ces quatre filles pleines d’énergie est de créer des connexions, rencontrer des gens, partager la musique, et, pourquoi pas, donner naissance à des vocations. Dans cet esprit, elles organisent des ateliers de hip hop, et, en bonne journaliste d’investigation, j’en ai donc testé un. L’atelier est donné à la UCA, en petit comité exclusivement féminin (surprise…). On commence par un bref historique de la place des femmes dans le hip hop donné par Audry, puis Nakury nous fait danser, en créant un rythme avec nos mains et en balançant des mots en l’air. Après ça, Rebeca part d’un rap / slam de Victoria Santa Cruz, « Me gritaron negra » (« Ils criaient noire »), pour nous expliquer que le but d’une chanson de hip hop militante consiste à dépasser une problématique, après l’avoir identifiée et analysée, afin de reprendre le pouvoir sur l’oppression ressentie (quelle qu’elle soit), et inspirer cette émancipation chez l’auditeur. On va donc mettre tout cela en pratique et écrire notre propre rap. On commence par identifier toutes les barrières, tous les stéréotypes, que les femmes doivent surmonter ou dont elles sont affublées, sur notre avatar. Après que Nativa nous a appris les bases de la composition d’un couplet de rap, à nous de jouer –en espagnol évidemment. On termine en cercle à partager nos raps, l’énergie est ultra positive, sans jugement. On a toutes passé un super moment, on sent qu’elles aiment réellement transmettre et voir ce que les autres peuvent leur apporter.

Nativa et Rebeca

Nativa

Non contente d’organiser tous ces événements , elles filment elles-mêmes leur documentaire ! Heureusement que certaines ont un côté couteau suisse : Nativa est photographe et Nakury journaliste et productrice audiovisuelle. Les deux sont amies depuis un moment, ont le même prénom, et se sont connues à un cours de break dance, qui est la voie qu’a prise Nakury pour arriver au rap. Nativa quant à elle y est venue par le ska et le punk, dont l’esprit contestataire se retrouve dans ses chansons. C’est d’ailleurs ensemble qu’elles ont commencé à écrire et chanter, leur premier texte ayant été inspiré par une journée de galère. Comme Audry, Nativa arrête la tournée après le Guatemala et rentre à San José où elle s’occupe d’un centre culturel. Quant à Nakury, elle et Rebeca vont continuer le voyage jusqu’au Mexique, puis elle rentrera au Costa Rica, travailler sur son prochain disque.

Après l’atelier, ces surfemmes enchaînaient quasi directement avec leur premier concert du weekend (sur deux), donné au Café Mará Mará, un café végétarien et haut lieu de la vie queer à Managua, avec un petit jardin en arrière-cour très intimiste. En toute logique; le public est quasi exclusivement féminin et LGBT : on sent les paroles de chacune raisonner dans toutes les têtes. Rebeca, la plus connue des quatre, clôt le show, toutes les filles sont debout, connaissent les paroles par cœur et chantent avec elle le poing en l’air, l’énergie est palpable. Le lendemain, rebelote au Garabato, un bar plus grand et surtout plus mainstream. Sûrement conscientes que leurs fans sont revenues, elles varient un peu le répertoire, tentent plus de duos (dont un avec Gaby Baca ou La Baca Loca chanteuse nica out and proud, que vous pourrez rencontrer dans le prochain épisode de Lesbiennes d’Ailleurs), moins d’a capella, et Nakury et Nativa jouent mieux le rôle de DJ que le garçon de la veille, ce soir elles sont aussi seules derrière la caméra. La seule chose qui ne change pas c’est que le public finit encore debout à chanter à tue-tête avec Rebeca. Les voir jouer donne vie à leur discours : elles réussissent à montrer que, contrairement à ce que l’univers du rap pense, il est possible pour des femmes de collaborer, de bien s’entendre, de s’émuler plutôt que de se rabaisser. Elles accueillent les collaborations à bras ouverts, s’écoutent avec joie les unes les autres, chantent ensemble et trouvent magique qu’elles puissent effectuer ce voyage.

Rebeca Lane

Rebeca est originaire du Guatemala, soit le plus dur de leurs pays respectifs d’origine, pauvre et violent, surtout pour les femmes (deux femmes tuées par jour en moyenne). Lors de la conversation à la UCA, elle expose que les raps de chacune sont forcément influencés par les expériences qu’elles ont pu connaître en fonction de leurs pays d’origine. Féministe sans concession et queer (elle se définit comme transgatx, je vous laisse vous amuser à comprendre) elle rappe le féminisme, pour s’octroyer un pouvoir que son pays ne lui donne pas, et le transmettre à toutes celles qui l’écoutent.

A l’heure de cet article les filles sont au Honduras, soit à peu près au milieu du voyage. Après avoir monté le documentaire, elles aimeraient  faire une tournée de visionnage, un Somos Guerreras 2.0, car c’est important pour elles de partager le résultat final avec les gens qui ont fait de leur projet une réalité. Écouter ces quatre rappeuses fut une expérience extrêmement enrichissante en tant que femme, et en tant que femme venant d’un pays où nos droits sont bien plus avancés. Dans ces sociétés fondamentalement machistes et religieuses, où l’avortement est illégal (le Mexique est un cas un peu à part), le féminisme a encore de longs jours de lutte devant lui, et il en résulte une réelle ferveur devant les soupapes d’air frais telles que la tournée de Somos Guerreras.

 

Hannah

Hannah est myope et adore la photo (elle en prend même), le ciné, et lire des livres. Elle admet sous la torture une faiblesse pour Gromit et Federer mais fond devant du Lindt aux noisettes.