After Delores de Sarah Schulman, intense et culte

Intense et culte. Je parle de ce roman, écrit par Sarah Schulman, After Delores. Publié en 1988 aux Etat-Unis, et traduit en français trois ans après, le livre, pépite violente et crue, connaît un succès immédiat. L’histoire ? Une fille lâchée par une autre fille pour une troisième fille. Celle du milieu est Delores. C’est celle que la narratrice a dans la peau, et qui vient juste de s’en aller. Du coup, elle erre dans un New-York pouilleux et glacé, pour faire taire son chagrin. Sauf qu’un matin, dans un sac qui ne lui appartient pas, elle trouve un pistolet…

Un bâton de rouge à lèvres à demi-utilisé et du vernis à ongle de la même couleur, en couverture. Nom de l’auteur et titre, rouges aussi. On dirait que le sang va couler. Pourtant, la première phrase de l’ouvrage est celle –ci : « Je suis sortie dans la neige pour fuir le fantôme de Delores qui m’attendait assis dans l’appartement ». D’entrée de jeu, l’humeur est triste, chagrine, et New-York est sous la neige. Mais la fille qui nous parle -la narratrice – sort, se rend dans un bal costumé et trouve une fille qui lui plaît, habillée en Priscilla Presley. Nuit excitante et pleine de bagarres. Et dans le sac que laisse Priscilla, une arme.

Tristesse qui se mue en colère folle, en idée de vengeance, de meurtre. Oui, il faudrait aller trouver Delores et sa nouvelle fiancée, viser cette dernière, tirer puis se suicider. « Je ne pouvais pas tirer sur Delores. Je l’aimais. » Heureusement, ces idées-là sont trop puissantes, trop effrayantes et un peu ridicules, aussi, pour la narratrice, qui décide de retrouver Priscilla, et de lui rendre son revolver. Avant, il faut boire, beaucoup, et se laisser draguer/entraîner par une fille surnommée Punkette. Punkette se fait tuer. Commence alors une enquête étrange, sexuelle et brutale.

Il y a chez la narratrice, sous la langue de Sarah Schulman, une douleur profonde liée à la perte de Delores. « Le meurtre n’est pas forcément une tragédie solitaire. Surtout en cas de légitime défense. Je pouvais flinguer Delores n’importe quand et ce serait toujours de la légitime défense, parce qu’elle me faisait souffrir vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais ce genre de raisonnement ne tient pas devant l’opinion publique ». En lisant cette phrase, on oscille entre tristesse et rire. Et tout le livre est ainsi, contenu dans cette voix de fille qui a une difficulté très grande à faire comme si c’était possible de vivre sans Delores.

Pourquoi cela marche ? Pourquoi le livre refermé, tu restes des années avec l’impression d’avoir déambulée dans New-York, une rage intérieure grandissante en toi, exaspérée de ne plus avoir un quotidien amoureux ? Pourquoi tu t’excites de la même manière qu’elle quand tu vois une fille désirable et ultra-belle ? Parce que perdre quelqu’un par inadvertance est violent. Parce que reprendre le dessus est une lutte et que devoir mener une enquête policière est suffisamment hors-norme pour que le chagrin se réduise un tout petit peu.

Et puis, il ne faut pas oublier que dans l’errance, il y a des rencontres. Mi- confrontations, mi- distractions. Toutes ces femmes qui apparaissent, jouent avec la narratrice, puis disparaissent, elles n’ont pas seulement pour fonction d’être un baume anti- douleur. Elles amusent la narratrice, lui disent ses quatre vérités, la séduisent et la baisent. C’est cette part sexuelle, aussi, viscérale et non normative, qui me plaît en tant que lectrice et tox sexuelle. Lire son sexe, c’est être ivre de ces corps différents, sentir ces caresses, ces griffures, ces fluides et ces baisers sur son propre corps. « J’ai eu envie d’elle. Le lit était plein de larmes et de morve, je sentais son souffle humide sur ma poitrine. Elle avait des doigts énormes et m’a ouverte complètement. Je ne possédais plus rien, que mon corps, et elle le brisait. »

Ressurgit parfois la figure, presque iconique, de Delores, l’encore-aimée. Vivre « après » elle : plus éprouvant que prévu. Pas à nous d’aider la narratrice à aller mieux. Heureusement ! D’ailleurs, si le bouquin est si bien, si fort, c’est justement parce que ce personnage principal à demi-détruit nous rend témoins de sa course folle sans esquiver le moindre coup. Cette lucidité, on la doit à Sarah Schulman, grande militante lesbienne américaine, initiatrice de nombreux projets visant à accroître la visibilité des gays et des lesbiennes dans l’espace public. Son œuvre, protéiforme, est tournée autant vers le théâtre – Carson McCullers, 2001- et le cinéma – The Owls, 2009- que la littérature. Elle a rejoint Act Up en 1987, et y est très investie – elle a d’ailleurs co-produit en 2012 un documentaire consacré à l’association, intitulé United in danger : A history of ACT UP. Seuls deux de ses romans ont été traduits en français – After Delores, 1991 et Rat Bohemian, 1995- . Shame ! En 2015, devrait sortir aux Etats-Unis The Cosmopolitains, sa nouvelle œuvre de fiction. On attend sa traduction !

Sarah Schulman

Pour conclure, ces mots contenus dans les dernières pages du roman: « Ce qui n’était au départ qu’un désastre privé avait tellement grandi qu’il s’était répandu autour de moi, et je marchais désormais dans ses ruines. Le monde dans lequel je vivais était autant marqué par le trouble et la violence que mon monde intérieur. »

 

Mx

 

Kit

Kit est un croisement entre ta prof de lettres préférée et un monstre sous-marin tentaculaire énervé et misandre, un animal hybride qui hante les bibliothèques et les failles spatio-temporelles.