De la difficulté de représenter le sexe entre filles : l’avis d’Ovidie

Réalisatrice de films X, scénariste, journaliste, blogueuse pour Metronews et même musicienne… L’ex-actrice porno Ovidie déborde de projets. Celui qui l’a occupé cet été constituait pourtant un défi à part : réaliser une scène de sexe entre filles à l’opposé des représentations figées du porno mainstream, un duo girl-girl offrant un vrai moment de complicité érotique, une alchimie entre deux actrices. Elle nous raconte son tournage.

« Cela faisait des années que je n’avais pas filmé de scènes dites « lesbiennes », qui n’ont généralement de « lesbiennes » que le nom. J’étais systématiquement déçue du résultat. Dans le porno hétéro, la plupart des actrices qui acceptent de tourner des scènes girl-girl ne le font pas par envie, mais parce qu’en général il s’agit d’un travail qui leur demande moins d’implication corporelle qu’une scène hétéro dans laquelle elles auront droit au sempiternel enchaînement fellation-vaginal-anal-éjaculation faciale. En général, une scène lesbienne mainstream c’est deux nanas qui surjouent en poussant des gémissements alors qu’elles ne sont même pas encore touchées, s’effleurent le bout des seins, se roulent des pelles improbables toute langue sortie sans jamais coller leur bouche l’une contre l’autre (rouge à lèvres oblige), et se titillent le clitoris du bout de la langue avec le même air inspiré que si on leur servait un bol d’épinards froids.

Vous me trouvez dure dans mes propos ? C’est de bonne guerre, moi aussi j’ai été actrice, et moi aussi j’ai parfois joué dans des scènes lesbiennes bidons. Les ciseaux en ayant l’air d’être en transe et toutes ces aberrations, je n’en suis pas fière mais je l’ai fait. Pourquoi ? Parce qu’en général c’est moins payé, et qu’on n’a pas envie de se casser la rénette. Ou alors parce qu’on est dirigée par des réalisateurs en carton qui nous demandent de reproduire une série de figures stéréotypées.

Mais parfois dans le porno mainstream, une scène lesbienne cela peut également être l’extrême inverse, du genre jeux du cirque à l’américaine, lycra et ongles en plastique prêts à déchirer les muqueuses, et surtout concours de la plus forte dilatation anale. La première fois que j’ai vu ça, c’était il y a presque quinze ans, quand la performeuse américaine Misty Rain m’avait demandé de lui mettre un concombre dans l’anus et de le lui écarter devant la caméra pour qu’il reste grand ouvert. J’avoue avoir été plus que perplexe. Alors qu’aujourd’hui le ass gaping est devenu tristement banal.

Mais ce que n’est jamais une scène girl-girl à mon grand regret, à l’exception de films tournés dans le milieu du porno féministe / sexe positif, ce sont des personnages qui s’agrippent, qui se regardent, qui se collent, qui se mangent, qui se baisent, bref des nanas qui ont l’air de vraiment se désirer. Voire même, soyons fous, qui ont l’air d’éprouver des sentiments l’une pour l’autre. Déjà, rien que de se regarder droit dans les yeux, cela me semble être une bonne base, et c’est pourtant souvent totalement absent de la fête.

Pour toutes ces raisons, cela faisait des lustres que je n’avais pas mis en scène d’histoire entre deux filles, par crainte de ne pas être crédible. Je me disais qu’il y avait des réalisatrices comme Shine Louise Houston ou Courtney trouble qui le faisaient très bien et je ne voyais pas ma valeur ajoutée dans l’histoire. Jusqu’à l’été dernier où, pour plein de raisons personnelles, je me suis embarquée dans une aventure un peu complexe : tourner un film scénarisé bisexuel. Je veux dire vraiment bisexuel. Les mecs aussi. Pas seulement un film où la bisexualité féminine serait super swag alors que la bisexualité masculine serait toujours totalement inexistante. Cela peut sembler anodin, raconté comme cela, mais c’est en réalité d’une extrême complexité. Car la grande difficulté, c’est de trouver les talents, ceux qui accepteraient d’apparaître à l’écran, qui se sentiraient aussi à l’aise avec des hommes que des femmes, et qui seraient capable d’apprendre les quasi 100 pages de scénario.

J’ai essuyé un certain nombre de refus, surtout de la part des acteurs qui avaient peur que cela puisse nuire à leur image. Baiser avec une fille c’est glorieux, socialement parlant, mais baiser avec un mec, houlala, ils n’assument pas. En privé oui, en public, non. Et puis ils ont peur que cela jase dans le milieu du porno hétéro, qu’on ne les considère plus comme de vrais mecs, et que les filles ne veulent plus tourner avec eux. Homophobie quand tu nous tiens… Mais je dois avouer que j’ai eu quelques coups de bol. Déjà en rencontrant un de mes acteurs par hasard en déjeunant plusieurs mois auparavant dans un resto vegan avec des copines. Et, d’autre part, en rencontrant celle qui a permis à projet d’aboutir : Madison Young.

J’avais découvert Madison dans le film documentaire Too Much Pussy d’Emilie Jouvet, et je l’avais trouvée immensément touchante. Je ne l’ai rencontrée qu’en avril dernier, lors de la cérémonie des Feminist Porn Awards de Toronto où nous avons pu discuter. J’avais très envie de travailler avec elle. Je peux aujourd’hui l’avouer : dans la version originale du scénario, le rôle de Madison était destiné à un homme. C’était une histoire de summer romance dans laquelle le personnage principal, joué par Tiffany Doll, devait tomber amoureuse et tout envoyer valdinguer dans sa vie y compris son bonhomme. Et après cette rencontre à Toronto, je ne pouvais plus imaginer un seul instant que le personnage de l’amant puisse être tenu par un mec. Cela me barbait d’avance. Je voulais que Tiffany tombe amoureuse d’une gonzesse. Et d’ailleurs c’était devenu une obsession, ce ne pouvait être que Madison, et je n’arrivais plus à écrire mes séquences autrement. Elle a accepté pour ma plus grande joie, et on a cassé notre tirelire pour la faire venir de San Francisco.

Nous sommes donc tous partis en Normandie, dans une maison isolée à la campagne, dans laquelle nous avons vécu ensemble plusieurs jours en huis-clos. Il faisait beau, nous avons pu travailler calmement, les acteurs bronzaient, Madison faisait son yoga dans le jardin quand elle n’était pas en train d’organiser à distance des lectures et performances. Elle m’a expliqué qu’elle avait dirigé durant plusieurs années une galerie d’art à but non lucratif qu’elle avait réussi à financer tant bien que mal grâce au travail du sexe et à l’argent des scènes qu’elles tournaient à Los Angeles. Elle n’était décidément pas la filleule d’Annie Sprinkle pour rien. Elle me parlait d’une voix douce et posée, presque troublante.

Mais venons-en au sexe. Car, rappelons-le, mes deux actrices étaient sensées tombées amoureuses l’une de l’autre, il valait mieux que la baise soit intense. Or, c’est là que toute mon histoire aurait pu sérieusement se casser la gueule. Si elles s’étaient tripoté les tétons en faisant la duckface, tout serait tombé à la flotte. Mais Madison est une sorte de Dr Jekyll et Mr Hyde du sexe. Dans ses scènes elle aboyait, riait, râlait. Au début du tournage,Tiffany, décontenancée, m’a avoué entre deux prises qu’elle lui faisait « un peu peur ». Puis jour après jour, nous avons enchaîné les séquences dans ce huis-clos, nous étions bien et en confiance, les scènes de sexe se sont suivies sans jamais se ressembler.

Et vers le dixième jour de tournage, Tiffany et Madison qui avaient commencé à se connaître sexuellement se sont lâchées. J’avais ramené des gants, Madison avait spontanément ramené un strap on dans sa valise, et Tiffany n’avait plus « peur ». Les murs ont tremblé, la caméra a suinté, Madison a éjaculé au travers de sa culotte-gode-ceinture, et aucun d’entre nous dans l’équipe technique n’a moufté. Nous avons réglé nos axes et changé nos batteries dans un silence quasi-religieux. C’en était presque troublant pour la pornographe blasée que j’étais, parce qu’elles se regardaient droit dans les yeux, parce qu’elles se parlaient, parce qu’elles s’abandonnaient, parce qu’elles se sont même giflées, et surtout parce qu’il y avait une putain d’altérité. Altérité qui fait cruellement défaut dans la plupart des films où tout s’enchaîne de manière mécanique.

Ce jour-là, j’ai repris goût pour mon métier. Cela faisait quelques temps que la lassitude guettait et que j’étais à deux doigts de tirer ma révérence. Parce que quand je vois la merde qui circule sur Youporn j’ai envie de vomir. Parce que je n’ai pas envie d’être assimilée à cela. Parce que la plupart des gens ne savent pas qu’il n’existe plusieurs types de pornographie, qu’ils englobent tout dans un seul et même sac poubelle, et que quand ils apprennent que je réalise des films porno ils pensent à Jacquie et Michel. Mais grâce à ce tournage je me suis soudainement rappelé ce pourquoi je continuais à faire ce job que pourtant tant de gens méprisent : parce que comme le dit Annie Sprinkle, « La réponse au mauvais porno ce n’est pas interdire le porno, mais faire plus de porno ».

 

Ovidie