Manuel de survie en territoire lesbien : la théorie du pansement

Comme toute théorie, celle du pansement peut être invalidée par des cas pratiques. Mais vu que cette chronique se veut très peu sérieuse et pétrie d’approximations, laissons de côté la rigueur scientifique et préférons-lui ces bons vieux clichés.

D’abord, qu’est-ce qu’une relation pansement ? C’est le processus qui s’est opéré la dernière fois que t’es sortie de chez Jeannette complètement bourrée, que tu as enfourché ta mobylette en te disant que quatre pintes (en vérité sept), ça va et qu’en fait non ça n’allait pas parce que dix mètres plus loin, tu t’es retrouvée sur le bitume. Heureusement, rien de bien méchant : une grosse plaie sur le mollet que tu colmates fissa avec un pansement. Quelques jours après, au moment de prendre ta douche, tu t’en débarrasses, parce qu’en fait, tu n’as plus mal. Voilà pour la métaphore.

Dans la vraie vie, la relation pansement, c’est quand après quatre ans de passion enflammée (en vérité six), tu te dis, oui j’y crois / on va y arriver / ça va le faire et qu’au bout du compte, non, ça ne le fait pas parce qu’un beau jour, une phrase aussi anodine que « t’en as pas marre de cette soirée électorale ?! On peut mettre Arte » se transforme après trois heures de « tu te rappelles en 2009 quand chez ta mère… / Mais moi ma mère au moins, elle… / Pourquoi tu éprouves le besoin constant de tout ramener à « ta pote » Juliette…  »  en « Bon, hein, je pense que tout est dit, bonne fin de vie ».

Et donc, c’est à ce moment-là qu’on rentre de plain-pied dans le cœur du sujet. On va faire un petit saut dans le temps (désolée chère lectrice, je ne peux m’éterniser, j’ai un rdv pansement ce soir) et arriver directement à la période post mouchoirs-Nutella-chanson de notre rencontre. Cette période où sur les conseils avisés de Jeannette, tu décides d’arrêter de te lamenter  sur ton sort et d’enfin réintégrer le marché de la conquête : poussez-vous, j’arrive, ça va saigner. Sauf qu’au bout de quatre ans (en vérité six) loin du jeu ô combien complexe de la séduction chez les gouines, tu as tendance à choisir la facilité. Donc au lieu de sauter sans sécurité dans la cage aux lionnes (lire dernière phrase du tout premier paragraphe), tu préfères envoyer un texto à Sophie : « Salut, ça te dit un verre dans la semaine ? Bises. Charlotte. ».

Evidemment, tu n’as pas juste pioché « comme ça » dans ton répertoire. Tu t’es  rappelée la fois où Jeannette t’avais glissé un : « Sophie, elle te jette de ces regards depuis tout à l’heure, je pense qu’elle n’a pas encore pigé que la personne qui te caresse la cuisse tout en passant la main dans tes cheveux est en fait ta meuf ». A l’époque, évidemment, cette remarque du point potin- où est la vodka n’avait pas fait son chemin, mais là, tel un américain de la classe moyenne plumé par la crise des subprimes, tu te dis « ah finalement, il faut que je reconsidère certaines propositions, que j’ajuste mes prétentions ». Du coup, ça ne manque pas, trois heures (syndicales) après, tu reçois un texto : « Avec plaisir, tu me diras tes dispos. Bises. Sophie ».

Ce même soir, donc, tu te retrouves face à une inconnue et à deux certitudes : 1/ Tu lui plais. 2/ Tu ne la trouves pas renversante de sex-appeal  mais en même temps il reste 2h30 de happy hours. Le flot des pintes accompagne le flot de ses mots : parfois, tu écoutes, parfois, moins. Au bout d’une heure, tu sais presque tout : sa parenthèse londonienne, son métier de projectionniste, la fois où elle a fait du stop en Bolivie, le soir, où elle a vu Jeannette bourrée, négocier une contravention avec un flic. Quelque part, au milieu de cette tranche de vie qu’elle t’expose,  jaillit une question à mille lieues du lyrisme des escapades : « comment je fais pour la ramener chez moi ?! ». Au final, tu fais une allusion, elle te relance, tu en refais une autre, elle verbalise, l’affaire est réglée.

On perd de vue notre théorie de base,  j’en conviens, alors essayons de remettre tout ça ensemble. On est au moment précis de la métaphore où on colle le sparadrap sur la plaie. Les premiers jours, c’est agréable, ça apaise… Les premiers jours, tu lui trouves beaucoup de qualités, tu te surprends même à trouver certains charmes à ses défauts. On en arrive à la première étape : tu te dis à tort (et tu le sais) que ces effluves, à n’en pas douter sont les signes avant-coureurs de la naissance d’un sentiment amoureux. FAUX. Tu rentres donc dans une espèce de prophétie auto-réalisatrice : je pense que je suis amoureuse, donc je suis amoureuse donc je pense encore plus que je suis amoureuse. FAUX. Jusqu’à ce que tu te rendes compte un lendemain de cuite, où paradoxalement tu as les idées claires qu’en fait ton ex ne te manque plus, que la plaie a cicatrisé, qu’il n’y a plus besoin de sparadrap.

Faisons une digression microéconomique. Dans un marché où la concurrence est pure et parfaite, chaque consommateur est doté d’une courbe d’utilité. La dérivée première de cette courbe, qui décrit son rythme de progression est décroissante pour la plupart des biens. En vulgarisant, cela veut dire que quand on a très soif, on est très content de boire deux grands verres d’eau mais que le troisième est moins nécessaire et que le quatrième nous fait plus de mal que de bien.

Ici, le verre d’eau c’est Sophie. Dès que la plaie a cicatrisé, tous ses « défauts » ressortent, tu n’essayes plus de te convaincre, ni de te projeter et surtout tu éprouves ce besoin de la quitter sur le champ et malheureusement quatre fois sur cinq (statistique non-officielle), Sophie est tombée amoureuse de toi entre-temps. Oui, c’est ballot.

Moral de l’histoire, comme le disait ce cher Napoléon : « Une guerre perdue d’avance ne vaut d’être livrée ». Il n’a jamais dit ça mais ça m’arrange bien.

Rania