Quelle place pour les femmes dans la ville ?

Il y a cinquante ans, tout le monde s’accordait pour dire que la place des femmes était à la maison. La sphère privée était leur fief, l’espace public, celui des hommes. Aujourd’hui, les mentalités ont évoluées mais la ville n’offre toujours pas les mêmes opportunités à chacun. Quel rapport entre l’urbanisme et le genre ?

A priori, au-delà de la forme souvent ridiculement phallique de certaines constructions, on peut penser qu’il n’existe pas de lien, que la ville est un espace neutre, anonyme et asexué. Cette vision est hélas seulement une théorie, un vœu pieu, et depuis quelques années les chercheurs se penchent de plus en plus sur les nombreuses corrélations entre le genre, le vécu et la perception de la sphère urbaine.

En France c’est un rapport datant des années 2000 qui a mis en lumière les profondes inégalités encore à l’œuvre lorsqu’il s’agit de comparer la liberté des hommes dans la ville comparée à celle des femmes. Lors de la publication d’un rapport, issu de l’enquête nationale sur la violence envers les femmes (ENVEFF) des chiffres accablants sont dévoilés. 
Dans la rue, les femmes sont deux fois plus susceptibles que les hommes de subir des violences, qu’elles soient verbales, physiques ou sexuelles. Pour la première fois, la communauté scientifique s’interroge sur le sentiment d’insécurité rapporté par la majorité d’entre elles. Plus qu’un simple « trait de caractère féminin » comme il était perçu à l’époque, ce sentiment est la révélation d’un problème réel. Cette perception de l’espace public n’est pas un fantasme de femmes aisément effrayées mais elle prend racine dans une réalité.

Une femme qui décide de sortir dans la rue accepte la possibilité d’un viol. C’est dans ses termes radicaux que Virginie Despentes s’était prononcée sur la place des femmes dans la sphère publique, dans son livre King Kong Theorie. Bien qu’extrême, cette affirmation traduit le quotidien de nombreuses femmes qui doivent inventer des stratégies pour minimiser ce risque. Rester dans les quartiers fréquentés, faire un détour, s’habiller de manière plus masculine, faire semblant d’être au téléphone…rares sont celles qui n’ont jamais mis en pratique une de ces techniques lorsqu’elles se sont senties en danger.

Dans son mémoire de Master 1, l’urbaniste Claire Gervais a demandé à 15 femmes de dessiner les lieux qu’elles estimaient pouvoir et ne pas pouvoir fréquenter lors de leurs sorties nocturnes. Le constat est flagrant : toute une partie de la ville est, de fait, interdit à certain(e)s. Elle a accepté de répondre à nos questions pour éclairer les résultats de son travail et les avancées potentielles que le prisme du genre pourrait apporter à l’aménagement urbain, pour permettre enfin à la ville de devenir un lieu ouvert aux citoyens, et non plus seulement aux hommes.

Bbx : quel a été le point de départ de ce mémoire ?

Claire Gervais : J’ai réalisé ce mémoire sur la perception de l’espace urbain, particulièrement la nuit, pour les femmes de Paris et sa région. C’était à l’époque un centre d’intérêt que je tenais à exploiter, malgré son absence dans une bonne majorité de l’enseignement français. On est encore assez vieille école vous savez.

BBX : Quelles sont les conclusions auxquelles tu ne t’attendais pas ?

Ce qui était frappant chez les personnes que j’ai interviewées, c’est le mélange entre leur propre peur et la perception véhiculée par les proches, les médias et la société dans son ensemble. En tant que femme, elles étaient à la fois exhortées à avoir une vie sociale et constamment mises en garde contre les dangers de certains déplacements urbains. Ce que j’ai pu constater c’est qu’au-delà des remarques générales et objectives, comme l’éclairage public, la saleté de certaines rues, et leur étroitesse, il y avait aussi une forte part de subjectivité selon que ces femmes connaissaient un lieu ou non. On le voit sur les cartographies que je leur ai fait dessiner : celle qui vivait dans le 16ème le jugeait comme un quartier très sur, alors que les autres le percevaient comme un espace fantôme ou elles ne pourraient bénéficier d’aucune aide en cas de danger.

 BBX : Est-ce que tu vois des pistes d’amélioration possibles ? A travers l’urbanisme ou d’autres voies ?

Il y a une possibilité de prise en compte du prisme du genre dans nos travaux en urbanisme, dans l’éclairage et l’aménagement notamment, comme je l’évoquais. Mais il y a aussi besoin d’un changement social profond, des attitudes, pour que les femmes se sentent légitimes dans leur désir de sortir, même la nuit. Une de mes interviewées, alors qu’elle avait énormément de recul sur ces craintes de l’agression, m’a expliqué qu’un jour, dans un quartier particulièrement inquiétant, elle s’était sentie « incongrue », déplacée. Comme si elle n’avait pas du tout sa place ici, que c’était elle qui était en tort.

BBX : Est-ce qu’il existe déjà des projets mis à l’oeuvre en France pour faire changer les mentalités ?

Il y a des initiatives qui vont dans le sens d’une prise en compte du ressenti des femmes dans les travaux d’urbanisme. Bordeaux notamment, avec l’ALURBA, a mis en place une étude qui définissait les espaces où les femmes se sentaient menacées. Un collectif a également été créé par deux femmes, s’inspirant d’une initiative canadienne, qui s’appelle «  Genre et ville » et qui organise des marches où les femmes commentent les quartiers qu’elles traversent. Grâce à ses analyses, elles peuvent prendre du recul vis-à-vis de leur ressenti. C’est toute la philosophie de l’empowerment : élargir son périmètre social et refuser d’être cantonnée à certains espaces. Sandra Huning, une cherche allemande, a commencé à réfléchir aux différents moyens d’intégrer ces résultats comme véritables outils d’aménagement du territoire. C’est une direction que j’espère vraiment voir évoluer. »

 

Claire Gervais, Diplômée de l’Institut Français d’Urbanisme, spécialisée sur l’étude des usages et de la mobilité

Créatrice du blog Lebugurbain