Catherine Corringer, interview

Catherine Corringer est une actrice et performeuse française, qui s’était fait connaitre pour son adaption théâtrale du SCUM Manifesto. Son nouveau projet, QueenS, est un film étrange et déstabilisant qui questionne les traces mnésiques de nos représentations enfantines. Interview.

BBX : Lors de la présentation de votre film, Queens, vous dites avoir toujours réalisé un film pour une personne en particulier. Ici, il s’agit de Catherine Robbe-Grillet que l’on retrouve d’ailleurs comme protagoniste du film. Pourquoi l’avoir choisie elle et qu’elle a été sa réaction en visionnant le film ?

C : Dans mes films, il n’y a pas d’acteurs professionnels. J’ai envie de tourner avec des gens avec qui la rencontre a été forte. La majorité viennent de la scène SM. C’est assez mystérieux comment le désir nait : c’est en général fulgurant, comme une sorte de révélation : tout d’un coup je vois la personne dans un certain décor, je me vois avec elle, (je performe dans tous mes films), et je commence à écrire : j’écris avec ce que je sais de cette personne, de son univers, et je l’inscris dans le mien. C’est un acte d’amour.

En ce qui concerne Catherine, je la connais depuis plus de huit ans maintenant. Elle a été l’une des figures importantes que j’ai rencontré lorsque j’ai commencé à faire du SM. Elle est dominatrice sous le pseudonyme de Jeanne de Berg et organise des cérémonies SM très sophistiquées et sauvages à la fois, dans un cercle d’amies dont j’ai la chance de faire partie. Je voulais faire un film avec elle depuis plusieurs années et elle était d’accord sur le principe, mais je n’arrivais pas à trouver « l’image originale », celle qui allait déclencher mon imaginaire pour écrire. Peut-être parce qu’elle est très médiatisée et que cela m’impressionnait et brouillait mon ressenti. Un jour, je suis tombée en arrêt devant le travail d’Olivier Goulet et ses « capotes faciales », sorte de masques de latex qu’il travaille de façon très particulière. Une photo représentait un enfant aux boucles blonde assis au milieu d’une foule, avec ce masque sur le visage qui lui donnait une apparence de petite statue de bronze… J’ai été bouleversée par cette image et j’ai vu distinctement là ce que je pouvais faire avec Catherine, quel film je pouvais écrire : cette photo concrétisait ce que je pensais être la nature poétique de Catherine, celle que je voulais filmer : ce mélange si poétique qu’il y a en elle d’une enfance très joyeuse, ludique, malicieuse et parfois cruelle, et d’une vieille dame mature et parfaitement consciente de son âge. J’ai pris contact avec Olivier pour savoir si il accepterait de me prêter ce masque pour le film. Il a accepté et toute l’écriture du film est partie de là.

Je suis allée la voir lorsque j’ai eu assez d’éléments pour lui parler du film. Etant donné que mon film n’a pas de dialogue, la lecture du scénario est relativement difficile et fastidieuse car ce ne sont que descriptions. Chez elle, elle m’a reçu dans son salon. Elle a coutume de s’asseoir sur une toute petite chaise, une sorte de chaise d’enfant. Je lui ai raconté le film, elle me posait des questions très pratiques sur les positions à prendre, l’enchainement des actions… Et à la fin, lorsque je lui ai demandé avec un trac fou, si cela lui semblait possible, elle m’a répondu : mais bien sûr, ce personnage que tu as écrit, c’est moi…

BBX : Je dois avouer qu’avant la projection de Queens lors du festival Désir, Désirs, je n’avais jamais eu la chance de jeter un œil à votre travail. Maintenant que c’est chose faite, je peux dire que voir une de vos réalisations est une expérience vraiment unique. Pour moi Queens s’apparente à une sorte de cauchemar, ce film livre l’impression d’une angoisse à la fois claustrophobique et érotique qui nous dérange mais que l’on ne souhaite pas interrompre pour autant. Avant vous, seul David Lynch avait le « pouvoir » de me faire ressentir une telle chose. Comment faîtes-vous ?

C : 
J’essaie d’être au plus près des sensations. Mon film est une sorte de méditation, de voyage intérieur vers ces endroits de nous d’avant les mots, avant que les choses ne soient nommées. On se rend compte que finalement ce sont les mots, c’est le langage qui binarise, qui différencie : le féminin OU le masculin, la vie OU la mort, la vieillesse OU l’enfance…. Si l’on retrouve un univers d’avant les mots, on touche à un endroit où toutes les sensations sont mêlées, où la vieillesse et l’enfance sont mélangées, où le genre n’est pas forcément défini, où il est mouvant en tout cas…. C’est un endroit de soi où l’imaginaire est roi car il n’obéit à aucune logique, il est libre de se développer sans morale. C’est cet endroit-là que j’essaie de toucher en moi, et puis, après, je travaille des images, des matières, et je crée des liens, des liens entre des textures, des sensations : le chaud, le froid, le sang, la sensation de nourriture, la peau, le souffle… J’assemble tout cela comme on tisse un vêtement, emboitant toutes ces sensations, images ensemble, leur trouvant une logique intrinsèque… et une histoire nait. Chaque élément est nécessaire pour qu’un autre élément arrive. C’est comme cela que nait la nécessité. Chaque image, chaque plan est nécessaire. Le superflu est enlevé.

BBX : Votre film fait appel à un grand nombre de références psychanalytiques, ainsi qu’à des auteurs tels que Georges Bataille. Quelles sont les clés pour comprendre vos oeuvres ?

C : Je crois que les références ne sont pas nécessaires pour voir le film, l’éprouver, comme on éprouve une émotion. J’ai commencé à faire des films tard dans ma vie, alors c’est normal que mes films reflètent ce que je suis, ce que j’ai appris, ce qui m’a fait souffrir, ce qui m’a fasciné… J’ai dit à Tours que la psychanalyse était pour moi une grande source d’inspiration. Oui, en ce sens que j’ai fait une très longue analyse, que j’ai commencé à 22 ans, donc toute ma vie d’adulte a été accompagnée par cela, cela fait partie de moi. Le cheminement qu’on fait avec une pensée ou une influence est complexe, on a souvent besoin de la rejeter à un moment, ce qui a été mon cas.

Mais le livre « Sexual », de Jean Laplanche est un livre qui m’a accompagnée pour le film, il approche une sexualité non-génitale, dite polymorphe, où tous les endroits du corps, toutes les matières sont érotisées. J’adore.

Pour le cinéma, Lynch et Cronenberg sont évidemment de grandes sources d’inspiration mais pas que… et puis je me nourris aussi des arts plastiques, Louise Bourgeois par exemple est très importante pour moi…

Lors de la projection quelques personnes ont quitté la salle, une autre à poliment qualifier le film d’insupportable. L’ambiance dans cette cave était moite, curieuse, tendue, je pouvais sentir la nervosité des personnes autour de moi, quelles sensations cela vous procure-t-il de sentir une émotion aussi palpable, causée simplement par l’une de vos œuvres ?

J’ai l’habitude que mes films, comme toute œuvre radicale, suscite des émotions fortes chez les spectateurs. Que ce soit d’adhésion ou de rejet. Je l’ai toujours assumé, même si ce n’est pas toujours chose facile car dans certains débats, je me suis trouvée assez violemment agressée. A Tours, j’ai ressenti effectivement dans la salle une sorte de moiteur, de « stupeur » aussi. Je l’assume d’autant plus que mon projet, en filmant, est d’entrainer les gens dans les sensations, de faire qu’ils adhèrent aux images, même si c’est parfois inconfortable, plutôt que d’être devant. Je tiens beaucoup à cette notion : on est soit avec une œuvre, soit devant. Cela n’est pas forcément un critère de qualité d’ailleurs, on peut être « devant » un film, un tableau magnifique.

Mais la posture demandée devant mon travail, c’est celle-ci, c’est d’être «  avec ». Souvent les gens qui ne sont pas sensibles à ce que je fais le formule ainsi : »Je ne suis pas rentré dedans, je suis resté au-dehors ». Et je dois dire qu’à chaque projection de QueenS, moi aussi je suis « avec », avec la salle, en accord avec les ondes de la salle, et c’est épuisant tout en étant très exaltant 🙂

Si je vous disais que certains passages de votre film m’ont causé des frissons d’excitations et pas ceux dont le sexuel est explicite. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Cela me fait plaisir. Ces frissons sont proches de certaines sensations archaïques qu’on pouvait avoir dans l’enfance. Mes films essaient de relier des émotions archaïques ou infantiles, pulsionnelles, sauvages, à un univers structuré, beau, élaboré et même sophistiqué artistiquement. Quand ça marche, cela déstabilise le spectateur car ce qui le dérange dans le film ne peut être attribué au fait que ce qu’il voit est « laid » ou repoussant. Il doit alors chercher plus loin, il et alors souvent ramené à lui-même.

Ce qui est intéressant est qu’il puisse ressentir une sorte de double sensation, à la fois de plaisir et de déstabilisation. C’est excitant !

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Pas d’autres projections de QueenS prévu (pour le moment) en France. En revanche, vous pouvez acheter le dvd des trois premiers courts métrages de Catherine Corringer au vidéo club/librairie Hors Circuit à Paris ou sur www.catcor.net

Et pour celles qui s’intéressent à Catherine Robbe-Grillet, vous pouvez retrouver son univers dans le podcast de l’émission de France Culture, Premières jouissances après l’Apocalypse présenté par Olivia Gesbert et la très jolie voix (si seulement ce n’était que la voix) de Marie Richeux. À écouter rapidement.

 

Propos recueillis par An Si